Afghanistan : cinq chemins pour l’espérance
12 mai 2025
Quand le désespoir devient matrice de stratégies divergentes
Depuis que les talibans ont reconquis Kaboul en août 2021, les Afghans vivent dans une forme de silence forcé, une réclusion intérieure imposée par la peur, l’exil ou la marginalisation. Pourtant, au milieu de ce silence, des voix s’élèvent. Dispersées, contradictoires parfois, mais tendues vers une même exigence : sortir de l’impasse. Dialoguer, résister, se réinventer, partir ou rêver d’un retour… autant de gestes politiques, intimes et collectifs, qui dessinent cinq voies que la société afghane, dans toute sa diversité, semble aujourd’hui explorer.
1. Le grand théâtre du « dialogue intra-afghan »
Il fut un temps où l’on croyait encore à la magie des mots. Doha, 2020. Sous les dorures des hôtels qataris, on parlait de « processus de paix ». Mais que restait-il d’afghan dans un dialogue arraché sous pression américaine, entre une république sous perfusion occidentale et une guérilla adossée au renseignement pakistanais ?
Aujourd’hui, le mot « intra-afghan » sonne faux, comme le rappelle un article glaçant du média 8am.media. Les talibans, désormais au pouvoir, rejettent tout dialogue avec une opposition qu’ils méprisent, qu’ils jugent faible, divisée, exilée. Le « dialogue » n’est plus qu’un mot-fétiche brandi dans les communiqués diplomatiques, vidé de toute réalité politique.
Mais cette crise du dialogue va bien au-delà de la sphère politique. Dans un second article publié par 8am.media, l’auteur décrit une véritable phobie sociale du dialogue, enracinée dans l’histoire coloniale, les hiérarchies ethniques et la culture du soupçon. S’inspirant de Gadamer, Heidegger et Wittgenstein, il déplore l’absence d’écoute réelle, de liberté, de reconnaissance mutuelle.
Le dialogue authentique exige du courage : celui d’affronter la vérité, de renoncer aux slogans, de se laisser transformer par l’autre. Et c’est précisément ce que les élites craignent : perdre le contrôle du récit. Tant que cette peur du dialogue perdure, aucune paix véritable ne pourra naître. Le processus intra-afghan restera un simulacre, et la société afghane, enfermée dans le silence, continuera à se fragmenter.
2. BRICS, ou l’Orient comme horizon de paix ?
Et si l’Occident n’avait plus le monopole de la paix ? Dans une tribune publiée par Hasht-e Subh, un autre espoir affleure : celui d’un dialogue régional porté non plus par Washington ou Bruxelles, mais par les BRICS. Russie, Chine, Inde, Iran – autant de puissances riveraines ou proches, autant d’intérêts croisés. L’idée est audacieuse : faire de l’Afghanistan un carrefour d’intégration régionale, un point d’ancrage pour les grands projets d’infrastructures et d’énergie (TAPI, Belt & Road…).
Mais cette vision, pragmatique et géoéconomique, pose une question cruciale : comment ces puissances peuvent-elles concilier leurs intérêts avec une exigence minimale de respect des droits humains ?
Jusqu’ici, la stratégie des BRICS – Chine et Russie en tête – privilégie la stabilité à tout prix, même au détriment des libertés. Or ces deux puissances mènent elles-mêmes des politiques répressives. En Chine, des millions de Ouïghours sont internés dans des camps, les libertés religieuses et d’expression sont strictement encadrées, et la censure numérique est totale. En Russie, la répression des opposants, l’instrumentalisation de la justice et la militarisation du discours national sapent toute vie démocratique. Peut-on attendre de ces pays qu’ils soient les garants des droits fondamentaux en Afghanistan, alors qu’ils les bafouent chez eux ?
Cette contradiction est d’autant plus aiguë face à la situation des femmes afghanes. Privées d’éducation, de travail, de déplacement libre et de représentation, elles subissent un véritable apartheid de genre. Toute médiation sérieuse devrait intégrer cette priorité absolue : conditionner tout appui politique ou économique à la levée des restrictions imposées aux femmes. Le silence sur cette question serait non seulement une abdication morale, mais une complicité tacite avec la tyrannie.
Cela dit, certains leviers concrets pourraient être mobilisés, même sans conditionnalité directe : structurer les investissements autour de critères implicites, valoriser les territoires respectant certains standards sociaux, mobiliser des médiations culturelles, ou encore moduler les formes de reconnaissance diplomatique.
Les BRICS pourraient ainsi imposer une pression douce. Mais tout dépendra de leur volonté réelle de peser sur la gouvernance, et non seulement sur les pipelines.
3. Le fédéralisme : pour une autre géographie du pouvoir
Dans les marges du débat politique, une voix ancienne revient avec insistance : celle du fédéralisme. Non pas simple décentralisation administrative, mais véritable refondation territoriale de l’Afghanistan autour de ses identités historiques et linguistiques. Dans un texte en dari publié récemment, l’intellectuel Abdulnaser Nurzad évoque la nécessité, pour les Tadjiks, de se doter d’un espace politique propre, capable de garantir leur représentation et leur dignité.
Mais ce débat ne date pas d’hier. Latif Pedram, figure majeure de l’opposition démocratique et candidat plusieurs fois à l’élection présidentielle, plaide depuis plus de vingt ans pour une République fédérale d’Afghanistan, il défend un projet basé sur la reconnaissance des grandes aires linguistiques et culturelles (tadjike, ouzbèke, hazara, pachtoune), avec des institutions régionales fortes et une autonomie élargie.
Cette vision, longtemps marginalisée ou caricaturée comme « séparatiste », retrouve une pertinence dans un pays où le pouvoir central s’est transformé en instrument d’oppression confessionnelle et ethnique. Mais elle soulève aussi des risques : celui d’une fragmentation incontrôlée, de tensions communautaires attisées, ou d’un isolement international si le projet est perçu comme une menace à l’unité territoriale.
Le fédéralisme afghan, en somme, n’est pas une idée neuve – mais c’est peut-être l’une des rares à proposer un changement de matrice politique, et pas seulement une alternance de régimes.
4. Résistances armées : les feux sous la cendre
Si la parole est confisquée, certains choisissent les armes. Trois groupes incarnent aujourd’hui cette forme d’opposition armée :
- La NRF, héritière du commandant Massoud, retranchée dans les montagnes du nord, affaiblie mais toujours debout.
- L’AFF (Front pour la liberté de l’Afghanistan), plus mobile, clandestin et urbain, né après la chute de Kaboul. Il combine action armée et projet politique structuré.
- L’ALM (Afghanistan Liberation Movement), mouvement plus récent, aux discours nationalistes radicaux, résolument anti-taliban.
La spécificité de l’AFF réside dans la publication d’une charte politique complète, qui dépasse la seule logique de résistance. Celle-ci affirme :
- la nécessité d’un nouveau contrat social démocratique et pluraliste pour l’après-Taliban,
- l’engagement à un système politique décentralisé, respectueux des diversités ethniques et linguistiques,
- la défense absolue des droits fondamentaux des femmes, des minorités, et des libertés publiques,
- une adhésion explicite aux conventions internationales sur les droits humains, le droit humanitaire et la justice pénale internationale,
- et la volonté de collaborer avec d’autres forces progressistes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays
Dans cet esprit, l’AFF et la NRF ont participé ensemble au processus de Vienne, dont la 5e conférence s’est tenue en mai 2024. Elle a abouti à une Déclaration conjointe pour un Afghanistan démocratique, souverain et libre, affirmant :
« La résistance politique, civile et armée est légitime face à un régime terroriste et illégal. Nous appelons à une transition fondée sur une Constitution pluraliste, une paix négociée entre toutes les forces représentatives du peuple afghan et la reconnaissance des droits des femmes comme non négociables. »
→ Lire la déclaration complète
Ces mouvements sont encore minoritaires, isolés et insuffisamment soutenus sur la scène internationale. Mais ils incarnent la possibilité d’une résistance à la fois militaire et politique, fondée sur un projet d’État alternatif. Une option que les talibans redoutent précisément parce qu’elle propose une autre vision de la souveraineté.
5. Résistances civiles et voix de la diaspora : une insurrection sans fusils
Ceux qui ont quitté le pays, ceux qui sont restés silencieux, ceux qui écrivent, qui filment, qui manifestent, qui enseignent en secret ou refusent de porter le voile imposé : la résistance à l’émirat taliban ne se limite pas aux armes. Elle est aussi civile, symbolique, intellectuelle, et parfois invisible. Longtemps perçue comme morcelée ou impuissante, elle cherche aujourd’hui à s’organiser, à se penser, à s’ancrer.
Le 27 avril 2025, l’Institut afghan d’études stratégiques (AISS) a tenu un webinaire marquant intitulé « Résistance civile contre les talibans : objectifs, méthodes et défis ». Les voix réunies ce jour-là — anthropologues, anciens parlementaires, juristes, militants — ont tracé les contours d’un combat sans armes, mais non sans courage.
Le Dr Omar Sharifi, professeur à l’Université américaine d’Afghanistan, a ouvert la réflexion en rappelant les racines historiques de la résistance civile, de Thoreau à Gandhi, et en citant la ruée vers l’aéroport de Kaboul en 2021 comme un acte collectif de refus. À ses yeux, le tissu social afghan recèle une capacité latente de désobéissance : fragmentée, souterraine, mais toujours vivante.
La juriste Sanga Siddiqi, s’appuyant sur le legs d’Abdul Ghaffar Khan, a défendu une définition rigoureuse de la désobéissance civile : un refus conscient d’obéir à l’injustice, fondé sur la loi morale. Elle a toutefois souligné un frein majeur : l’absence d’un cadre juridique clair et stable, qui compromet la sécurité psychologique des militants.
Kalimullah Hamsukhan, lui, a parlé d’une société saturée par la violence, non seulement physique mais structurelle — dans l’école, la famille, la mosquée. Il voit la résistance naître d’une conscience du déni : le refus d’être humilié, effacé, soumis. Il a évoqué les échecs passés (Mouvement Tabassum, Soulèvement pour le Changement), attribués à l’absence d’une classe moyenne structurante et d’un langage politique partagé.
Quant à Shahgul Rezaie, ancienne députée, elle a plaidé pour une stratégie collective de long terme. Les actions isolées, aussi héroïques soient-elles, ne peuvent aboutir sans cohésion intellectuelle, vision commune et leadership organisé. Elle voit dans la convergence entre les élites en exil, la société civile résiduelle et la jeunesse une chance à saisir.
Lors du débat, la question du rôle des organisations internationales et de la diaspora a suscité des avis partagés. Pour Siddiqi, le plaidoyer global maintient vivante la légitimité juridique de la résistance et empêche les talibans d’imposer leur récit. Pour Hamsukhan, au contraire, trop compter sur des leviers extérieurs revient à déléguer la révolution : seule l’éducation politique intérieure peut faire naître une résistance enracinée.
Tous, néanmoins, s’accordaient sur un point : ne rien faire serait pire. La résistance civile, aussi difficile soit-elle dans un contexte de terreur, est une nécessité morale et politique. Elle commence parfois par un acte simple : dire non. Et parfois, cela suffit à réveiller un peuple.
Entre impossibles et nécessaires, penser l’Afghanistan autrement
Aucune de ces voies ne peut, seule, renverser le cours des choses. Le dialogue est vidé de sens, les armes sont isolées, les puissances régionales ont leurs calculs, la diaspora ses limites, le fédéralisme ses risques. Et pourtant, chaque voie touche un nerf vital : la légitimité, la dignité, la mémoire, la souveraineté, la résistance.
Alors peut-être faut-il penser autrement. Non pas chercher la solution, mais une écologie des solutions. Accepter la pluralité des stratégies. Favoriser les convergences. Se demander :
-
Comment articuler la parole de l’exil à l’action intérieure ?
-
Comment bâtir un front politique crédible, mêlant diaspora, figures locales et réseaux de terrain ?
-
Comment exiger une médiation régionale sans légitimer l’oppression ?
-
Comment, surtout, replacer les Afghans eux-mêmes au centre des décisions qui les concernent ?
C’est exactement ce qu’a rappelé Sima Samar, figure emblématique des droits humains en Afghanistan, dans un Space organisé le 8 mai 2025. Selon elle, le changement viendra de l’intérieur, si le peuple, femmes et hommes, choisit de « se dresser » contre les Talibans. Le silence, dit-elle, est complice ; et l’attente d’un sauvetage extérieur, illusoire. Si la communauté internationale porte une part de responsabilité dans le retour au pouvoir des Talibans, c’est au peuple afghan de jouer un rôle moteur dans la refondation de son avenir.
Samar insiste : la question des femmes n’est pas une question secondaire. Elle affecte toute la société – économie, développement, niveau de violence, dignité collective. L’abolition du ministère des Affaires féminines, remplacé par un organe dédié à la surveillance et à la restriction, illustre l’inversion absolue des priorités. Derrière l’interdiction des écoles, c’est un programme éducatif dévoyé, produit dans les madrasas des camps de réfugiés, qui menace de produire une génération fanatisée.
Mais il reste des leviers. La documentation des crimes, le soutien aux médias indépendants, les sanctions ciblées contre les responsables talibans, et la mobilisation internationale contre la banalisation de l’apartheid de genre sont autant de fronts ouverts. Sima Samar appelle à ne pas attendre la reconnaissance juridique du crime, mais à agir dès maintenant, car les violences sexistes constituent à elles seules une base suffisante pour exiger des comptes.
Elle conclut avec une clarté glaçante : « Si la communauté internationale en avait vraiment la volonté, elle agirait. » En attendant, c’est à celles et ceux qui n’ont pas renoncé à l’Afghanistan d’en porter la flamme.
🧾 Sources par section
1. Le grand théâtre du dialogue intra-afghan
- [8am.media] Why Are the Taliban Opposed to “Intra-Afghan” Talks? (8 mai 2025)
🔗 https://8am.media/eng/why-are-the-taliban-opposed-to-intra-afghan-talks/ - [8am.media] Dialogue Phobia in Our Society (traduit de l’original en dari, mai 2025)
🔗 https://8am-media.translate.goog
2. BRICS, ou l’Orient comme horizon de paix ?
- [Hasht-e Subh] BRICS: A Bridge Towards Peace in Afghanistan, Mohammad (9 mai 2025)
🔗 https://8am.media/eng/brics-a-bridge-towards-peace-in-afghanistan/ - Données contextuelles sur les droits humains en Chine et en Russie issues des rapports :
- Human Rights Watch, World Report 2024
- Amnesty International, Annual Report 2024
3. Le fédéralisme : pour une autre géographie du pouvoir
- Article en dari de Abdulnaser Nurzad (traduction privée, mai 2025)
4. Résistances armées : les feux sous la cendre
- Charte du Front pour la liberté de l’Afghanistan (AFF) – version 2024 (document PDF)
- Déclaration finale de la 5e conférence de Vienne pour un Afghanistan démocratique
🔗 https://lalettrehebdo.com/declaration-finale-de-la-5eme-conference-de-vienne/
5. Résistances civiles et voix de la diaspora
- Webinaire de l’AISS (Afghan Institute for Strategic Studies)
Civil Resistance Against the Taliban: Objectives, Methods and Challenges (27 avril 2025)
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