Afghanistan : Éradiquer la foi, effacer un peuple
Le dernier rapport de l’UNAMA devrait sonner l’alarme. Il décrit un pays où les Talibans poursuivent leur entreprise d’homogénéisation religieuse par la force, avec des conséquences irréversibles pour les communautés chiites
Les persécutions religieuses en Afghanistan prennent un tour de plus en plus alarmant, dans une indifférence internationale qui confine à la complicité. Le dernier rapport de l’UNAMA, la mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan, publié le 1er mai 2025, en apporte une preuve incontestable : conversions forcées, endoctrinement des enfants, effacement des identités religieuses. Les Ismaéliens et les Hazaras, deux communautés chiites historiquement marginalisées, sont aujourd’hui les cibles principales d’une politique d’uniformisation théocratique brutale.
Dans la province de Badakhshan, entre le 17 janvier et le 3 février, au moins 50 hommes ismaéliens ont été arrêtés de nuit par les agents du département de la Propagation de la vertu et de la Prévention du vice – un ministère taliban chargé de faire appliquer leur interprétation rigoriste de l’islam. Interrogés sur des sujets religieux, battus et menacés de mort, ces hommes ont été forcés de se convertir au sunnisme tel que prescrit par le régime. Les familles n’ont reçu aucune information officielle. Le traumatisme s’est installé dans le silence.
Parallèlement, dans ces mêmes zones, des madrassas sunnites ont été ouvertes et l’inscription d’enfants ismaéliens y a été imposée. L’objectif n’est pas éducatif : il s’agit d’imposer une orthodoxie exclusive, de formater dès l’enfance les esprits à la vision du monde talibane, au détriment des identités minoritaires, chiites en tête. L’UNAMA, dans ce rapport couvrant la période de janvier à mars 2025, alerte sur les conséquences durables de ces politiques : « Les conversions forcées portent gravement atteinte à l’intégrité psychologique des victimes, rompent les liens de confiance au sein des communautés et effacent les héritages culturels. »
Cette stratégie de domination religieuse ne touche pas seulement les Ismaéliens. Les Hazaras, majoritairement chiites, sont la cible de discriminations systématiques depuis des décennies, exacerbées depuis le retour au pouvoir des Talibans en août 2021. Disparitions, exécutions ciblées, interdiction d’accès aux soins et à l’éducation, représailles collectives : les Hazaras vivent dans une peur constante. Les autorités de facto leur interdisent l’accès aux transports, aux hôpitaux et aux marchés, à moins d’être accompagnés d’un homme – une restriction qui frappe particulièrement les femmes, déjà privées de toute autonomie.
La politique des Talibans s’apparente à une ingénierie sociale confessionnelle. Ils veulent façonner un pays où l’appartenance religieuse serait unique, surveillée, imposée. Ce projet passe par la violence, la coercition et la marginalisation des croyances alternatives. Il repose aussi sur un système de surveillance généralisé. À Herat, Kandahar ou Ghazni, les inspecteurs de la moralité font régulièrement fermer des commerces pendant les heures de prière, identifient les personnes qui ne fréquentent pas les mosquées et imposent des sanctions à ceux qui dérogent à ces injonctions. Dans plusieurs provinces, les femmes ont été empêchées d’assister aux prières collectives ou sommées de prier à domicile. Le contrôle du religieux sert ici de levier à un contrôle politique total.
Face à cela, les autorités talibanes nient toute persécution. Elles s’en tiennent à un discours légaliste religieux, invoquant leur droit à appliquer leur propre conception de la charia. En janvier dernier, la Cour pénale internationale a pourtant émis deux mandats d’arrêt contre Haibatullah Akhundzada et Abdul Hakim Haqqani, respectivement chef suprême et président de la Cour suprême talibane, les accusant de crimes contre l’humanité liés à la persécution des femmes. Kaboul a répondu par le mépris, rejetant la compétence de la CPI et accusant l’Occident de vouloir imposer sa vision des droits humains.
Sur le terrain, la machine répressive continue. Châtiments corporels publics, flagellations, arrestations arbitraires, disparitions d’anciens fonctionnaires de la République, interdiction de toute presse indépendante, fermeture des radios féminines : le climat est à la terreur. Dans les provinces contrôlées par les Talibans, l’exercice de la foi chiite devient un acte de dissidence. La religion est politisée, militarisée, transformée en outil d’effacement.
L’inaction internationale alimente cette impunité. La Chine, le Pakistan, l’Iran – pourtant chiite –, mais aussi la Norvège, maintiennent des canaux diplomatiques et des formes de coopération avec les Talibans. L’aide humanitaire continue, non conditionnée. Le signal est clair : la stabilité, même au prix de la terreur, prévaut sur les principes.
Gulabuddin Sukhanwar, intellectuel ismaélien réfugié en Norvège, le résume ainsi : « Ce n’est pas seulement les Talibans. La société afghane a toujours toléré, parfois encouragé, notre effacement. » Il évoque la nuit où son oncle a été blessé par une grenade piégée, dans son village de Kalu. Il avait cinq ans. Il parle d’une mémoire qui s’efface, d’une histoire qui se tait, d’un peuple qui disparaît.
Le rapport de l’UNAMA ne doit pas rester lettre morte. Il appelle à des actions : sanctions ciblées, suspension des aides sans garanties de respect des droits humains, reconnaissance juridique des minorités religieuses. Ne rien faire, c’est entériner l’extinction d’un pluralisme millénaire. C’est accepter que des millions d’Afghans soient forcés de vivre dans la peur, ou de ne plus croire qu’en secret.
Et ce silence-là, que le monde entretient, finira par être le plus violent des crimes.
sources :
Lynne O’Donnell : The ‘Night of Hand Grenades’ is remembered in silence, then & now
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Matthieu Paley : https://paleyphoto.photoshelter.com/gallery-collection/PAMIR-AND-WAKHAN-9-stories/C0000_77m_k0LOGg
Muslim Harji : https://simergphotos.com/2015/06/12/the-ismailis-of-badakhshan-through-my-lens-by-muslim-harji/?utm_source=chatgpt.com
Bernard Grua : https://www.flickr.com/photos/bernardgrua/albums/72157715939120221/with/9955743223
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