Les droits humains en Afghanistan : survivre, résister, réinventer

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Depuis la chute de la République islamique et la prise de pouvoir des Talibans en août 2021, le mouvement afghan des droits humains vit une déchirure radicale. À l’image de son pays, il a été disloqué, fracturé, dispersé. Pourtant, il n’a pas disparu. Exilé, silencieux, clandestin, il se recompose, se réinvente, s’adapte à un régime ultraconservateur et autoritaire qui, tout en verrouillant le débat public, prétend imposer une morale d’État inspirée d’un islam déformé à des fins de contrôle social total. Face à cela, les défenseurs des droits humains afghans — anciens militants, nouvelles voix féminines, journalistes ou anonymes — luttent pour garder vivante l’idée même de dignité, de justice et de liberté.
Héritage complexe : entre rêves et trahisons de la République
Le rapport de Rachel Reid revient d’abord sur l’histoire du mouvement afghan des droits humains. Il ne s’agit pas d’un simple produit de l’intervention occidentale post-2001. Déjà, dans les années 1980, en pleine guerre contre les Soviétiques, des réseaux de réfugiés afghans à Peshawar documentaient les atrocités. Des figures pionnières, comme Meena Keshwar Kamal, fondatrice de RAWA, ou encore Dr Sima Samar, médecin dans les camps, ont posé les bases d’un activisme enraciné dans l’expérience de l’oppression.
Avec la chute du premier Émirat (1996–2001), une génération d’acteurs engagés a réinvesti le pays. Un foisonnement d’organisations, de groupes communautaires, d’initiatives féministes ou de défense des personnes handicapées a vu le jour. Des progrès ont été enregistrés : cadre juridique anti-torture, liberté de la presse, amélioration de l’accès à l’éducation pour les filles. Mais le bilan est entaché d’ambiguïtés. L’impunité des anciens seigneurs de guerre, la corruption généralisée, l’instrumentalisation des droits humains à des fins politiques, l’influence pesante des bailleurs occidentaux ont limité l’ancrage réel de cette dynamique dans la société afghane. Le refus persistant de rendre publics certains rapports clefs — notamment sur les crimes de guerre des années 1980–2000 — illustre cette frilosité.
L’effondrement et l’exil : 2021, année de rupture
L’arrivée au pouvoir des Talibans marque une régression brutale. Les structures juridiques et institutionnelles protectrices des droits humains sont démantelées, à commencer par la Commission indépendante afghane des droits de l’homme (AIHRC). Les ONG ferment, les défenseurs sont menacés, arrêtés, torturés. Presque tous les activistes de renom fuient le pays. Rachel Reid évoque ce moment comme une « grande séparation » : les défenseurs sont arrachés à ceux qu’ils défendaient.
Mais si le travail de terrain devient quasi impossible, la lutte ne cesse pas. Depuis l’exil, ces militants continuent à documenter, témoigner, alerter. Des outils technologiques innovants permettent des collectes de preuves sécurisées. L’espace numérique devient un nouveau terrain de combat, malgré la surveillance et la censure. Des réseaux de solidarité se forment à distance entre diasporas, chercheurs, juristes, journalistes.
Résistances intérieures : femmes, jeunes, invisibles
Paradoxalement, l’Afghanistan sous les Talibans voit émerger une résistance nouvelle. À Kaboul, Hérat, Mazar-e Sharif ou Bamiyan, des femmes, souvent jeunes, sans passé militant, se dressent spontanément contre les décrets liberticides du régime. Leur slogan, Nan, Kar, Azadi (« Pain, travail, liberté »), fait écho aux révoltes populaires d’Iran ou d’ailleurs. Bien que violemment réprimées, ces manifestations donnent naissance à des réseaux souterrains, à une conscience politique féminine inédite, et à un espoir fragile mais tenace.
Autre évolution notable : l’apparition de voix LGBTQ+ dans le débat sur les droits humains. Dans une société profondément conservatrice, où l’homosexualité est criminalisée et stigmatisée, ces militances naissantes, souvent menées depuis l’exil, représentent un pas audacieux vers l’universalisation des luttes.
Travailler malgré tout : nouvelles stratégies, nouveaux cadres
Face à l’intransigeance du pouvoir taliban, les militants s’adaptent. Certains parviennent à nouer des dialogues locaux avec des figures du régime, à condition de ne pas remettre en cause les dogmes religieux. Ces micro-négociations, souvent discrètes, permettent parfois des victoires ponctuelles (soutien aux veuves, scolarisation informelle, etc.).
À l’international, la priorité est de contrer la tendance à la « normalisation » du régime. Les défenseurs des droits humains cherchent à bloquer les tentatives des Talibans d’obtenir une reconnaissance diplomatique sans conditions. Ils interpellent les instances onusiennes, les cours internationales, les États. Des actions en justice sont initiées, des campagnes émergent pour faire reconnaître les politiques talibanes comme relevant de l’apartheid de genre — une démarche juridique et politique de grande portée.
Un horizon de justice : tribunaux populaires, mémoire, genre
L’un des volets les plus dynamiques est celui de la justice internationale. Devant l’absence totale de recours internes, les militants misent sur les tribunaux internationaux, sur la CPI, mais aussi sur des initiatives citoyennes : tribunaux populaires, musées de la mémoire, projets de cartographie des violations. Ces dispositifs ne sont pas seulement symboliques : ils structurent une contre-histoire du pays, centrée sur les victimes, la vérité, la reconnaissance.
Particulièrement ambitieux est le projet de faire reconnaître juridiquement l’existence d’un apartheid de genre en Afghanistan. Cette tentative s’appuie sur la jurisprudence internationale, des précédents sud-africains et les témoignages accablants de femmes privées de liberté, de voix, d’éducation, de soins, de dignité. L’enjeu est double : protéger les Afghanes et inscrire leur lutte dans le droit international comme crime spécifique.
L’exil comme ressource : la diaspora en première ligne
Le rapport souligne le rôle crucial de la diaspora, qui, bien que marginalisée, devient un vecteur de plaidoyer, de ressources, de mémoire. Des collectifs se forment en Europe, aux États-Unis, en Asie. Ils assurent la continuité des archives, la formation, les connexions avec les institutions internationales. Le paradoxe est cruel : c’est de l’extérieur que se défend désormais la population intérieure, dans un renversement forcé mais déterminant.
L’exil permet aussi une introspection. Des figures critiques du mouvement reconnaissent certaines dérives de l’époque républicaine : professionnalisation excessive, dépendance financière aux bailleurs, déconnexion de la base sociale. Le choc de 2021 pousse à repenser les modalités de lutte, à privilégier les formes locales, souples, hybrides. Une nouvelle génération militante, moins institutionnelle, plus mobile, en est l’expression.
Une ténacité sans illusion
Le portrait qui se dégage du rapport est celui d’un mouvement profondément affaibli, mais non vaincu. Un mouvement qui se sait en situation d’impuissance structurelle, mais qui continue à agir, par devoir, par conviction, par solidarité. La formule de Rachel Reid est juste : « Le travail sur les droits humains est souvent un acte d’espoir contre toute probabilité. »
Il ne s’agit pas d’idéaliser la période républicaine, marquée elle aussi par la répression, la corruption et la marginalisation. Mais dans l’Afghanistan d’aujourd’hui, c’est l’existence même du mot « droit » qui est menacée. C’est l’idée de personne humaine comme sujet de dignité, et non objet de contrôle, qui vacille. Face à cette régression systémique, les défenseurs des droits humains, depuis l’exil ou dans la clandestinité, incarnent la possibilité d’une autre narration.
Présentation de l’autrice :
Manœuvrer entre les mailles du filet : le mouvement afghan des droits de l’homme sous l’Émirat islamique
Rachel Reid
La fin de la République islamique a été une catastrophe pour le mouvement afghan des droits humains, presque tous les défenseurs des droits humains ayant été jetés en exil, craignant pour leur vie. L’Émirat islamique d’Afghanistan (IEA) combine une interprétation austère de l’islam avec des mœurs sociales ultra-conservatrices, ce qui donne lieu à un État hautement autoritaire avec des lois et des pratiques strictes. Alors que la République islamique avait une tendance profondément autoritaire, réduisant au silence les critiques sur ses violations des droits de l’homme et sa corruption, elle était relativement permissive par rapport à l’Émirat. Pour la plupart des défenseurs afghans des droits humains, il n’est plus possible de travailler ouvertement en Afghanistan. Beaucoup ont poursuivi leur travail depuis l’étranger, mais les nouveaux dirigeants du pays semblent imperméables au changement. Malgré cela, une nouvelle vague de défenseures des droits des femmes a émergé lors de manifestations spontanées dans tout le pays, tandis que d’autres Afghans ont trouvé des moyens de travailler plus clandestins ou créatifs. Rachel Reid, de l’AAN, s’est entretenue avec des défenseurs des droits de l’homme sur l’adaptation et la survie dans la nouvelle ère.
Vous pouvez prévisualiser le rapport en ligne et le télécharger en cliquant ici ou en cliquant sur le bouton de téléchargement ci-dessous.
La victoire de l’insurrection talibane en 2021 a déclenché une grande rupture dans le mouvement des droits de l’homme en Afghanistan. Presque du jour au lendemain, presque tous les défenseurs des droits humains ont été contraints à l’exil. La répression et l’autoritarisme de l’émirat ont réduit l’espace disponible pour le travail en faveur des droits humains, ce qui rend la tâche plus difficile, mais pas impossible.
Ce rapport thématique de l’AAN examine l’état du mouvement afghan des droits de l’homme avant et après la prise de pouvoir des talibans en 2021. Il souligne comment l’environnement opérationnel de la société civile a été aplati par une série de décrets politiques et de lois répressives qui sont rigoureusement appliqués par l’IEA, son agence de renseignement, la police et les forces de l’ordre du ministère de la Propagation de la vertu et de la Prévention du vice. La liberté d’expression et de réunion s’est pratiquement évaporée. La vie des femmes est soumise au plus grand contrôle, avec des diktats qui leur interdisent même de parler à haute voix ou de chanter.
Les tendances répressives de l’AIE combinent un conservatisme religieux et culturel imprégné d’un autoritarisme très hiérarchique. Pour les défenseurs des droits de l’homme, ce mélange est une catastrophe. De leur point de vue actuel, il serait facile d’idéaliser l’ère républicaine, qui était loin d’être idéale – en proie à la corruption, à des niveaux élevés de risques et à l’obstruction – elle laissait néanmoins une certaine marge de manœuvre pour une réforme juridique, un plaidoyer public et un soutien international. L’émirat a codifié ses impulsions les plus patriarcales et autoritaires dans la loi, en les faisant respecter par le biais d’un appareil efficace de surveillance et de punition. Pour la plupart des défenseurs des droits humains, cela signifie que le plaidoyer direct auprès des autorités, les formes visibles de documentation et les campagnes traditionnelles ont largement disparu.
Face à cela, certains défenseurs des droits de l’homme ont trouvé de nouveaux réseaux et de nouvelles méthodes de travail à l’intérieur de l’Afghanistan et depuis l’exil, en organisant des campagnes numériques, en faisant pression pour freiner la « normalisation » de l’Émirat islamique et en cherchant à rendre des comptes par le biais de la compétence universelle et d’institutions telles que la Cour pénale internationale. D’autres ont trouvé des crevasses dans une façade autoritaire où le travail peut se faire, parfois sous les radars, souvent au niveau local, parfois par l’intermédiaire d’interlocuteurs. De nouvelles voix ont émergé, notamment de l’éruption spontanée de manifestantes d’origines diverses avec un message politique clair, illustré par le slogan : Nan, Kar, Azadi (Pain, travail, liberté). Malgré les risques, ils ont choisi la résistance et la perturbation et continuent de faire sentir leur présence, même si leur capacité à descendre dans la rue a été bloquée par la force.
Le mouvement afghan des droits de l’homme a été malmené depuis la chute de la République, mais le travail en faveur des droits de l’homme est souvent un acte d’espoir contre toute attente. Les défenseurs présentés dans ce rapport ajustent leurs attentes, reconnaissant que le chemin vers la justice sera long, inégal et marqué par de douloureux revers. Pourtant, ils continuent, non pas parce que la victoire est assurée, mais parce que l’alternative – le silence et la reddition – est impensable. Ce rapport met en lumière leur lutte continue – et leur espoir durable.
Édité par Kate Clark et Roxanna Shapour
Vous pouvez prévisualiser le rapport en ligne et le télécharger en cliquant ici ou en cliquant sur le bouton de téléchargement ci-dessous.
Manœuvrer entre les mailles du filet : le mouvement afghan des droits de l’homme sous l’Émirat islamique06.16.2025
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