Afghanistan, vingt ans d’aveuglement stratégique : ce que les États-Unis refusent d’apprendre

 

Par-delà les slogans qui réduisent deux décennies de guerre à quelques sentences creuses – « ne pas faire de démocratie », « ne pas former une armée à notre image », « ne pas faire de nation-building » –, Ronald Neumann, ancien ambassadeur américain à Kaboul, nous invite à une réflexion plus exigeante. Dans un long article publié par The National Interest, il démonte les fausses leçons tirées de l’intervention en Afghanistan et appelle les décideurs américains à faire enfin le travail qu’ils n’ont jamais voulu faire : penser les causes profondes de l’échec, et non s’en exonérer.

Démocratie par défaut, et non par idéologie

Contrairement à une idée reçue, la promotion de la démocratie n’a jamais été l’objectif principal de l’intervention américaine en Afghanistan. L’enjeu, depuis Bush jusqu’à Trump, était clair : se retirer sans rouvrir la porte au terrorisme. Or pour quitter sans tout faire exploser, il fallait laisser derrière soi un État un tant soit peu légitime. Et sans monarchie, sans pouvoir tribal unificateur, sans guerre civile ouverte, une démocratie procédurale semblait la seule option acceptable. Ce fut donc une solution pragmatique, non idéologique.

Mais faute de temps, de stratégie électorale adaptée, et d’environnement sécuritaire favorable, cette tentative fut vouée à l’échec. Pour autant, explique Neumann, blâmer la démocratie est absurde si aucune alternative crédible n’était envisageable. L’erreur n’est pas d’avoir essayé, mais d’avoir feint d’y croire sans mettre les moyens de réussir.

Une armée construite pour l’effondrement

Autre idée reçue : il ne faudrait plus jamais bâtir une armée étrangère à l’image de l’armée américaine. Sauf que là encore, l’erreur n’est pas de l’avoir fait, mais de ne pas avoir réfléchi à d’autres options. Comment former une armée efficace, avec une population majoritairement analphabète, sans doctrine d’entraînement adaptée, sans continuité institutionnelle, et sans soutien logistique local ?

Neumann souligne qu’aucune pensée stratégique alternative n’a été formulée. Le résultat fut une armée dépendante de chaque pixel de l’appui occidental, abandonnée du jour au lendemain. Là encore, le problème n’est pas tant l’échec que le refus d’en tirer autre chose qu’une pirouette mémorielle.

Nation-building ou le tabou de Rumsfeld

De toutes les leçons faussement retenues, la plus dangereuse reste peut-être celle de l’interdiction du nation-building. Dès 2001, sous l’influence de Donald Rumsfeld, les États-Unis ont refusé tout investissement institutionnel réel, se bornant à l’aide humanitaire. L’occasion historique – celle des années post-Talibans où l’influence occidentale était maximale – a été perdue.

Mais dès que la résistance talibane a ressurgi, tout a changé : on a mobilisé des milliards pour reconstruire les districts, envoyé des conseillers civils, renforcé la coopération militaire. En clair : on a fait du state-building tout en prétendant ne pas le faire. Le résultat fut un projet incohérent, sans vision de long terme, ni discours honnête pour expliquer l’enjeu aux opinions publiques.

Trois erreurs systémiques que les slogans masquent

L’essentiel du propos de Neumann n’est pas de défendre l’intervention américaine, mais de souligner l’incapacité chronique de l’appareil politico-militaire américain à apprendre. Trois travers structurels, selon lui, ont traversé tous les gouvernements :

1. L’absence d’organisation apprenante.
Avec des ambassadeurs et des généraux changeant chaque année, des tours de service d’un an pour les civils et les militaires, et des politiques au sol régulièrement reconfigurées, rien ne pouvait s’ancrer. Les Afghans ont vite compris que toute directive pouvait changer avec le prochain émissaire. Sans mémoire institutionnelle, toute stratégie devient myopie.

2. Des calendriers politiques irréalistes.
À aucun moment les États-Unis n’ont assumé que reconstruire un État exsangue prendrait des décennies. À chaque administration, on promettait la victoire pour demain. Mais comme le disait John Paul Vann au Vietnam : « Nous n’avons pas 12 ans d’expérience. Nous avons une année d’expérience répétée 12 fois. » En Afghanistan, ce furent vingt fois.

3. L’incapacité à choisir (ou remplacer) de bons partenaires locaux.
Karzai, puis Ghani, furent vus comme des interlocuteurs par défaut, malgré leur impuissance à juguler la corruption et leur dépendance au clientélisme. Et quand les Américains essayèrent de les pousser dehors – Karzai par Holbrooke, Ghani par leur retrait final – cela ne fit qu’aggraver les choses. Aucune politique étrangère ne peut réussir sans interlocuteur crédible ; ce principe élémentaire a été ignoré.

Une leçon finale : sans bonne police, pas d’État viable

Le cas afghan illustre aussi l’échec cuisant de la formation policière. Les États-Unis, qui ne disposent même pas d’un corps de police nationale, ont formé à la va-vite une force sans doctrine, sans encadrement et sans moyens face à des insurgés lourdement armés. Entre ceux qui voulaient une police civile et ceux qui la voulaient paramilitaire, aucun modèle cohérent n’a émergé. Et les quelques modèles européens – gendarmerie française ou carabiniers italiens – n’ont jamais été véritablement intégrés dans la stratégie. Résultat : une force policière incapable de jouer son rôle de garant de la sécurité quotidienne.

Apprendre, enfin

Pour Ronald Neumann, les vraies leçons ne résident pas dans des formules paresseuses, mais dans la reconnaissance des fautes structurelles. Les États-Unis n’ont pas échoué en Afghanistan par excès de zèle démocratique ou d’altruisme. Ils ont échoué parce qu’ils ont abordé ce conflit avec des œillères idéologiques, une mémoire courte, des partenaires mal choisis, et une incapacité à planifier au-delà d’un mandat électoral.

S’ils veulent éviter de rejouer indéfiniment la même tragédie, il leur faudra faire exactement ce qu’ils ont refusé de faire en Afghanistan : écouter, s’adapter, investir dans le long terme et admettre que toute politique étrangère sérieuse commence par la compréhension du terrain et des hommes qui l’habitent.


Source : Ronald E. Neumann, Learning the Right Lessons from Afghanistan, The National Interest, 6 juin 2025



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