La diplomatie des talibans : continuités et mutations entre 1996-2001 et depuis 2021
La diplomatie des talibans : continuités et mutations entre 1996-2001 et depuis 2021
En Afghanistan, le régime taliban a exercé le pouvoir à deux reprises : d’abord de 1996 à 2001, puis de nouveau depuis son retour à Kaboul en août 2021. Ces deux périodes permettent de comparer la diplomatie menée par les talibans à vingt ans d’intervalle. Cet article examine les continuités et les changements dans l’action diplomatique du mouvement, en termes de relations internationales, d’objectifs diplomatiques, de reconnaissance par les autres États et de stratégie de communication avec les États et les organisations internationales. L’analyse s’appuie sur des sources académiques et des rapports internationaux, afin d’évaluer également la question de la légitimité internationale actuelle du régime taliban.
Le premier régime taliban (1996-2001) : isolement et objectifs limités
Lors de leur première prise de pouvoir, les talibans se sont rapidement heurtés à un quasi-isolement diplomatique. Après la conquête de Kaboul en 1996 et la proclamation de l’Émirat islamique d’Afghanistan, le régime taliban n’a bénéficié que d’une reconnaissance internationale extrêmement restreinte, accordée uniquement par le Pakistan, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis – ainsi que par le régime sécessionniste tchétchène d’Itchkériefr.wikipedia.org. En dehors de ces trois États officiellement reconnaissants, aucun autre gouvernement au monde n’a établi de relations diplomatiques formelles avec les talibans durant cette période. Cette situation d’isolement s’est même accentuée avec le temps : en 1998, Riyad a gelé ses relations avec Kaboul après le refus des talibans d’extrader Oussama ben Laden – alors déchu de la nationalité saoudienne – et, après les attentats du 11 septembre 2001, les dernières reconnaissances restantes (dont celles des monarchies du Golfe) ont été rompues en raison de l’accusation d’« héberger des terroristes »reuters.com. La chute du régime fin 2001, provoquée par l’invasion américano-britannique qui a suivi le 11-Septembre, a donc été facilitée par cette absence de soutien sur la scène mondiale.
Les objectifs diplomatiques des talibans dans les années 1996-2001 se concentraient principalement sur la quête d’une reconnaissance internationale et d’une aide économique, afin de consolider leur pouvoir interne. Des responsables talibans de l’époque ont effectué quelques démarches (notamment via le Pakistan, leur principal allié) pour obtenir la légitimation de leur émirat aux Nations unies et auprès d’autres pays. Cependant, ces efforts ont échoué du fait de l’inacceptabilité de leurs politiques aux yeux de la communauté internationaleicct.nl. En effet, le premier régime taliban a imposé une interprétation ultra-rigoriste de la charia : exclusion quasi totale des femmes de la vie publique (éducation et emploi interdits), exécutions et châtiments corporels publics, destruction du patrimoine (comme les bouddhas de Bâmiyân), et accueil sur son sol de groupes terroristes tels qu’Al-Qaïda. Ces choix ont suscité sanctions et condamnations de la part de l’ONU et de la quasi-totalité des États. Les talibans de l’époque se sont montrés peu réceptifs aux pressions internationales : le mollah Omar, chef suprême du régime, affirmait que « le saint Coran ne saurait s’ajuster aux exigences d’autrui ; ce sont les gens qui doivent se conformer aux exigences du saint Coran »icct.nl. De même, un de ses ministres déclarait : « Nous ne nous soucions de personne tant que la religion d’Allah est préservée »icct.nl. Cette attitude de défiance intransigeante – notamment le refus obstiné de livrer ben Laden malgré les demandes répétées – a laissé le régime taliban sans allié majeur pour le défendre en 2001icct.nl. En somme, entre 1996 et 2001, la diplomatie talibane a été caractérisée par un isolement quasi-complet et un entêtement idéologique primant sur le pragmatisme international. Les quelques partenaires du régime (le Pakistan en tête) ont tenté en vain de plaider sa causeicct.nl, mais le coût diplomatique des violations massives des droits humains et du soutien au terrorisme s’est avéré rédhibitoire.
Le régime taliban depuis 2021 : quête de légitimité et diplomatie pragmatique
Après deux décennies d’insurrection, les talibans sont revenus au pouvoir le 15 août 2021, profitant du retrait des forces occidentales. Sur le plan de la reconnaissance internationale, la situation actuelle présente une curieuse inversion par rapport aux années 1990. À ce jour, aucun gouvernement n’a officiellement reconnu le nouvel Émirat islamique d’Afghanistan instauré par les talibanswashingtoninstitute.org. Le régime reste donc sans reconnaissance diplomatique formelle, et il est toujours exclu des instances internationales (par exemple, le siège de l’Afghanistan à l’ONU est encore occupé par un représentant de l’ancien gouvernement renversé)sciencespo.fr. Toutefois, les talibans de 2021-2023 ne sont pas aussi isolés que leurs prédécesseurswashingtoninstitute.org. En pratique, plusieurs pays ont adopté une approche pragmatique en maintenant une présence diplomatique à Kaboul malgré l’absence de reconnaissance officielle. Ainsi, la Chine, la Russie, l’Iran, le Pakistan, la Turquie, le Qatar, et quelques autres États de la région ont gardé ou rouvert leurs ambassades en Afghanistanapnews.com. Un « nouveau normal » s’est instauré, marqué par une hausse du nombre de missions diplomatiques étrangères actives à Kaboul et même par la nomination de diplomates talibans à l’étranger dans certains casiiss.org. Par exemple, Pékin a accepté dès 2022 d’accréditer des envoyés du régime taliban auprès de son ambassade afghane, et en 2023 un ambassadeur taliban a officiellement présenté ses lettres de créance au ministère chinois des Affaires étrangères – une première depuis le retour des fondamentalistes au pouvoirfr.wikipedia.org. De même, d’autres capitales (comme Moscou ou Téhéran) ont accueilli des délégations talibanes pour des pourparlers. Ces interactions, fondées sur la réalité du contrôle de facto des talibans sur le pays, contrastent avec l’ostracisme total de la fin des années 1990ifri.org.
Les objectifs diplomatiques du régime taliban actuel se résument en un mot : la légitimité. Conscients de la nécessité de sortir leur pays de l’isolement économique et financier, les talibans cherchent activement une reconnaissance internationale ou du moins une normalisation de leur statut. Leur diplomatie vise en priorité la levée des sanctions et le dégel des avoirs afghans à l’étranger, ainsi que l’obtention d’aides humanitaires et d’investissements pour relancer une économie exsangue. À cet égard, la Chine revêt une importance particulière dans la stratégie talibane, Pékin étant perçu comme une source potentielle d’investissements et un contrepoids à l’influence occidentaleapnews.com. Les émissaires talibans ne cessent de promettre que l’Afghanistan ne sera plus un sanctuaire terroriste (en référence à Al-Qaïda) et sollicitent des projets d’infrastructures régionaux (corridors énergétiques, routes commerciales). Par exemple, ils se sont déclarés disposés à participer aux Nouvelles Routes de la Soie chinoises et ont signé des protocoles d’accord pour des liaisons ferroviaires avec l’Ouzbékistan. Sur le plan régional, le régime a multiplié les contacts avec ses voisins immédiats pour assurer des relations de bon voisinage : il a rassuré la Russie, la Chine et l’Iran sur sa volonté de lutter contre le trafic de drogue et contre Daech-Khorasan (groupe affilié à l’État islamique qui demeure actif en Afghanistan)sciencespo.fr. Ces efforts visent à montrer un visage responsable du nouveau pouvoir, différent de l’époque où Kaboul était perçu comme une menace incontrôlée.
En parallèle, la stratégie de communication externe des talibans s’est profondément professionnalisée par rapport aux années 1990. Autrefois quasiment muet sur la scène internationale, le mouvement a appris, durant ses années d’exil et de négociations, à utiliser les codes diplomatiques et médiatiques modernes. Dès 2013, les talibans avaient ouvert un bureau politique à Doha (Qatar) afin de mener des pourparlers avec les émissaires américains, amorçant ainsi une diplomatie parallèle. Depuis 2021, leurs porte-parole – comme Zabihullah Mujahid ou Suhail Shaheen – communiquent activement en plusieurs langues via les réseaux sociaux et accordent des interviews à la presse étrangère. Le contraste est saisissant : « À l’inverse de leurs aînés, les talibans [d’aujourd’hui] veulent être insérés dans le jeu international », observe le chercheur Marc Heckerifri.org. Profitant de l’élan des accords de Doha de 2020, les nouveaux dirigeants islamistes mettent en avant un discours rodé, axé sur l’amnistie générale, la sécurité rétablie dans le pays et l’ouverture aux échanges extérieurs – tout en esquivant les sujets qui fâchent. Cette diplomatie de façade consiste à afficher une volonté de dialogue avec tous les acteurs mondiaux, sans pour autant infléchir leurs principes internes les plus contestés, notamment sur les droits des femmeswashingtoninstitute.org. De fait, les autorités talibanes continuent de justifier leurs restrictions socio-culturelles au nom de la loi islamique, et considèrent les critiques occidentales sur ce point comme une atteinte à leur souveraineté. Néanmoins, sur la forme, les talibans version 2021-2023 se montrent bien plus soucieux de leur image internationale. Un exemple emblématique de cette évolution fut la tribune publiée en février 2020 dans le New York Times par Sirajuddin Haqqani, l’un des chefs talibans : rédigé dans un style modéré surprenant pour un leader considéré comme terroriste par le FBI, cet article appelait à la fin de la guerre et promettait un gouvernement « inclusif » respectueux de tous les Afghansicct.nl. Cette opération de communication, impensable lors du premier émirat, illustre l’habileté nouvelle du mouvement à manier la propagande et le discours diplomatique pour tenter de rassurer la communauté internationale.
Continuités et changements dans la diplomatie talibane
Malgré ces évolutions, d’importantes continuités idéologiques et structurelles subsistent entre les talibans d’hier et d’aujourd’hui. D’abord, dans les deux périodes, le régime taliban a fait de la recherche de reconnaissance internationale un objectif central : déjà en 1996-2001, les dirigeants islamistes souhaitaient obtenir des sièges à l’ONU et le soutien d’États puissants, sans y parveniricct.nl. Aujourd’hui encore, la quête de légitimité est au cœur de leur agenda diplomatiquewashingtoninstitute.org. Ensuite, une constante majeure est l’obstacle des droits humains : de 1996 à 2001, la répression des femmes, des minorités et des opposants avait isolé le régime, et depuis 2021 on observe la même cause produisant les mêmes effets. Les décisions actuelles des talibans – fermeture des collèges et lycées pour filles, interdiction faite aux femmes de travailler pour les ONG et l’ONU, port du voile intégral obligatoire, etc. – ont suscité une condamnation quasi unanime et plombent toute possibilité de reconnaissance officielle par les démocraties occidentales, mais aussi par certains pays musulmans. En ce sens, la ligne idéologique dure du mollah Omar se prolonge sous Hibatullah Akhundzada (le Guide suprême actuel) : les talibans demeurent inflexibles sur l’application de leur vision de la charia, privilégiant la légitimité religieuse interne au détriment de la légitimité internationale. Cette attitude se traduit par un discours de souveraineté jalouse, rejetant les « ingérences étrangères » dans les affaires afghanes – un refrain déjà entendu dans les années 1990. Enfin, autre continuité, le Pakistan reste un acteur-clé des deux épisodes : il fut le parrain du premier émirat et demeure aujourd’hui encore l’allié le plus impliqué (quoique de manière plus ambivalente, Islamabad devant composer avec ses propres talibans pakistanais). Le soutien pakistanais a toujours été vital pour donner une voix aux talibans sur la scène diplomatique, même si ce soutien s’avère parfois discret ou critique.
Cependant, des changements notables distinguent la diplomatie talibane contemporaine de celle de 1996-2001. Le plus frappant est sans doute le pragmatisme accru et la professionnalisation de leur action extérieure. Jadis retranchés dans une posture messianique, indifférente aux pressions, les talibans montrent aujourd’hui une approche plus calculée : ils modulent leur discours selon leurs interlocuteurs, multiplient les rencontres internationales (forums régionaux, discussions à Doha ou Oslo) et cherchent à obtenir des concessions (aides, déblocage de fonds) sans brusquer leurs interlocuteurs. Certes, aucune puissance n’a encore franchi le pas d’une reconnaissance en bonne et due forme, mais les contacts se sont multipliés. On compte actuellement bien davantage d’États dialoguant régulièrement avec le gouvernement de Kaboul qu’en 2001washingtoninstitute.org.
Cette évolution s’explique en partie par le contexte géopolitique : en 2021, contrairement à 1996, les talibans ont conquis tout le pays après un accord négocié avec les Américains, et il n’existe plus de gouvernement afghan rival soutenu de l’extérieur. La communauté internationale, malgré sa réticence à légitimer le régime, a dû accepter le fait accompli et traiter avec les talibans sur certains dossiers urgents (évacuation des ressortissants étrangers, aide humanitaire, contre-terrorisme). Les pays voisins, eux, ont adopté une approche réaliste : même hostiles à l’idéologie talibane, ils préfèrent maintenir des liens pour éviter le chaos à leur frontière (flux de réfugiés, exil de djihadistes).
Ainsi, la diplomatie régionale autour de l’Afghanistan s’organise désormais avec la participation – parfois informelle – des talibans, ce qui tranche avec leur exclusion totale des grandes réunions internationales dans les années 1990. Par ailleurs, la communication stratégique du régime a changé de nature : les talibans 2.0 investissent l’espace médiatique global, là où leurs prédécesseurs restaient quasi mutiques. Cela leur permet de projeter (du moins en apparence) une image plus fréquentable, parlant de reconstruction, de lutte contre la drogue ou contre Daech, et d’assurer qu’ils souhaitent des relations « normales » avec tous les pays. Enfin, un changement significatif réside dans le jeu des puissances : la donne internationale actuelle est moins unipolaire qu’en 2001. La Chine et la Russie, en rivalité avec l’Occident, offrent aux talibans de nouvelles opportunités d’alliances ou de soutiens économiques, sans trop exiger de réformes politiques en contrepartie. De même, des médiateurs comme le Qatar ou la Turquie jouent un rôle de passerelle entre les talibans et l’Occident – un rôle qui n’existait pas lors du premier émirat. Ces évolutions fournissent au régime islamiste davantage d’ouvertures diplomatiques qu’il n’en avait par le passé, même si celles-ci restent fragiles et conditionnelles.
En comparant la diplomatie talibane de 1996-2001 à celle menée depuis 2021, on constate un mélange de continuités idéologiques et de mutations tactiques. Le fil rouge demeure la volonté des talibans d’asseoir leur pouvoir sur la scène internationale sans renier leurs principes fondamentaux. Cette continuité se traduit par une légitimité internationale toujours précaire. Aujourd’hui, le régime taliban est considéré par l’ONU comme des « autorités de fait » dépourvues de reconnaissance légale, l’ancien gouvernement renversé conservant symboliquement le siège afghan aux Nations unies. Si quelques États dialoguent avec Kaboul et entretiennent des relations de travail (notamment pour des raisons humanitaires et sécuritaires), aucun n’a accordé de reconnaissance officielle au nouvel Émirat islamique d’Afghanistan.
Cependant, de récents développements confirment une inflexion régionale importante. Le 11 mai 2025, la Chine a officiellement invité le ministre taliban des Affaires étrangères, Amir Khan Muttaqi, à se rendre à Pékin, affirmant son soutien au développement économique de l’Afghanistan et à une coopération bilatérale renforcée. Cette invitation fait suite à plusieurs années de rapprochement pragmatique entre Kaboul et Pékin, notamment dans les secteurs de l’extraction minière, des infrastructures et de l’énergie, bien que la Chine n’ait toujours pas reconnu officiellement le régime. Ce soutien se matérialise dans un contexte de réalignement stratégique régional, visible dans la réunion trilatérale du 10 mai 2025 entre représentants de la Chine, du Pakistan et du gouvernement taliban à Kaboul.
Lors de cette réunion, les trois parties ont convenu de restreindre le rôle de l’Inde à ses seules missions diplomatiques en Afghanistan, signe d’une convergence stratégique visant à contenir l’influence indienne. Le prolongement du Corridor économique Chine-Pakistan (CPEC) vers l’Afghanistan a également été acté, marquant une volonté d’intégrer l’Afghanistan aux réseaux économiques régionaux sino-pakistanais. Cette dynamique confère aux talibans une plateforme diplomatique plus robuste que par le passé, leur permettant de s’insérer dans des formats régionaux sans reconnaissance officielle, mais avec une forme de légitimation par intégration fonctionnelle.
Ces évolutions montrent que, malgré une absence persistante de légitimité internationale formelle, les talibans réussissent à développer une diplomatie de facto, fondée sur des intérêts partagés, notamment sécuritaires et économiques, avec plusieurs puissances régionales. Elles indiquent aussi une marginalisation croissante de l’Occident et de l’Inde dans le jeu afghan, au profit d’un triangle d’influence Chine–Pakistan–Talibans, structuré autour d’un rejet commun des ingérences occidentales et d’une lecture réaliste des rapports de force régionaux.
En somme, si la reconnaissance diplomatique pleine et entière échappe encore aux talibans, leur diplomatie s’est professionnalisée et adaptée à un monde multipolaire, capable de tolérer des régimes non reconnus dans des cadres bilatéraux ou multilatéraux limités. Cette reconnaissance partielle, fonctionnelle mais non normative, constitue la nouvelle grammaire diplomatique du régime taliban – à la fois exclu et intégré.
Sources : rapports de l’International Crisis Group, analyses de l’Ifri, articles de Reuters, AP News, Wall Street Journal, Les Échos, Washington Institute, ICCT, Sciences Po fr.wikipedia.orgicct.nlapnews.comifri.orgwashingtoninstitute.orgsciencespo.fr, ainsi que diverses publications académiques et onusiennes.
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