De l’aveu au verrouillage : quand les talibans, le Pakistan et la Chine redessinent l’Afghanistan sans les Afghans
Par La Lettre d’Afghanistan
12 Mai 2025
Trente ans de « sale besogne » : l’aveu soigneusement calculé du Pakistan
« Nous avons fait le sale boulot pour l’Occident » — ces mots du ministre pakistanais de la Défense, Khawaja Muhammad Asif, résonnent comme un aveu d’État tardif. Pendant trois décennies, le Pakistan a financé et soutenu des groupes terroristes, notamment dans le cadre de la guerre contre les Soviétiques puis de la lutte post-11 septembre, au service de ses propres intérêts… mais aussi, dit-il, sous pression de Washington et Londres.
Cette confession publique, si elle constitue un tournant rhétorique, reste profondément ambivalente. En imputant ses choix à des puissances extérieures, Islamabad évacue sa responsabilité historique directe, notamment dans le soutien aux Taliban afghans, au réseau Haqqani, ou aux milices pakistanaises opérant au Cachemire. La stratégie de la « profondeur stratégique » qui a ravagé l’Afghanistan pendant des décennies n’est pas une invention américaine — c’est une doctrine militaire pakistanaise assumée.
« Trop tard, mais juste »
L’ancien ministre afghan Rangin Dadfar Spanta a répondu sèchement à cet aveu en dénonçant une tentative cynique de réécriture de l’histoire. Oui, le Pakistan reconnaît enfin ce que les Afghans dénoncent depuis les années 1990. Mais non, il ne peut s’en tirer par une pirouette narrative. Pour Spanta, Islamabad a sciemment nourri le monstre jihadiste, et ce n’est que maintenant que celui-ci ravage le Pakistan lui-même — via le TTP — que la repentance devient politiquement utile.
Pahalgam, avril 2025 : les armes parlent encore
L’attaque terroriste du 22 avril à Pahalgam, dans le Cachemire indien, a fait 26 morts. Un massacre civil. Or selon Lynne O’Donnell, journaliste australienne spécialiste de l’Afghanistan, les fusils M4 utilisés lors de l’attaque pourraient provenir d’Afghanistan.
Ces armes, offertes par les États-Unis à l’armée afghane avant 2021, ont été capturées par les Talibans à la chute de Kaboul. Revendues au réseau Haqqani, elles auraient circulé via les Talibans pakistanais (TTP) jusqu’au Cachemire. Cette hypothèse jette une lumière crue sur la prolifération incontrôlée des armements occidentaux, désormais recyclés dans d’autres guerres, d’autres massacres.
Kaboul, 10 mai 2025 : un axe Chine–Pakistan–Talibans verrouille l’avenir
Alors que la presse internationale commentait à peine l’attentat, un événement diplomatique majeur a eu lieu dans la capitale afghane. Le 10 mai, s’est tenue une réunion trilatérale secrète entre représentants de la Chine, du Pakistan et du régime taliban.
Au menu : stratégie sécuritaire, exclusion de l’Inde, et extension du CPEC (le corridor économique Chine–Pakistan) en Afghanistan. Les trois pays ont convenu de restreindre le rôle de l’Inde à ses seules ambassades, l’empêchant de s’impliquer davantage dans la reconstruction ou la coopération régionale.
Les Talibans ont, selon des sources pakistanaises, refusé de soutenir l’enquête sur l’attentat de Pahalgam, signe d’un équilibre diplomatique périlleux entre leur dépendance au Pakistan et leur volonté de ne pas apparaître comme ses subalternes.
Pékin déroule le tapis rouge à Kaboul
Dans la foulée de cette réunion, l’envoyé spécial chinois Yue Xiaoyong a invité officiellement Amir Khan Muttaqi à effectuer une visite diplomatique à Pékin. Cette invitation marque une nouvelle étape dans la normalisation de facto du régime taliban par la Chine, qui poursuit ses investissements dans les mines, l’énergie et les infrastructures — sans jamais reconnaître officiellement le gouvernement en place.
La Chine avance ses pions : elle verrouille l’accès à l’Afghanistan, exclut les puissances occidentales, et marginalise les revendications démocratiques intérieures en traitant directement avec les Talibans.
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Une recomposition sans peuple
Ce que révèle ce moment géopolitique, c’est que l’Afghanistan reste confisqué. Les décisions stratégiques se prennent à huis clos, entre puissances régionales autoritaires et un régime taliban sans légitimité populaire. Les voix afghanes — femmes, journalistes, résistants, société civile — ne sont ni invitées ni entendues.
Le Pakistan tente de réécrire son passé. La Chine écrit l’avenir. Et les Talibans encaissent. Mais le peuple afghan, lui, continue de payer.
📌 À retenir :
- 🇵🇰 Le Pakistan admet avoir soutenu le terrorisme pendant 30 ans, mais rejette la faute sur l’Occident.
- 🇦🇫 Kaboul accuse Islamabad de révisionnisme stratégique et d’hypocrisie.
- 🔫 Des armes américaines abandonnées aux Talibans refont surface au Cachemire.
- 🤝 Un axe Pékin–Islamabad–Kaboul se forme pour exclure l’Inde et renforcer le CPEC.
- 🛫 Amir Khan Muttaqi invité officiellement à Pékin.
- 🕳 Le peuple afghan, une fois de plus, reste absent des décisions qui façonnent son destin.
📚 Sources & Références
- Khawaja Muhammad Asif, déclaration sur Sky News, avril 2025.
Rapportée par : Khaama Press, La Lettre Hebdo.
https://lalettrehebdo.com - Rangin Dadfar Spanta, réaction publique, 25 avril 2025.
Rapportée par : Afghanistan International, Khaama Press. - Lynne O’Donnell, Open Magazine, Il est « possible » que les fusils M4 utilisés par les terroristes de Pahalgam proviennent d’Afghanistan, 29 avril 2025.
https://www.openthemagazine.com - BBC News, Taliban seize vast US weapons stockpiles in 2021, août 2021.
https://www.bbc.com/news/world-asia-58255652 - Office of the Director of National Intelligence (ODNI), rapports sur le réseau Haqqani, 2011–2021.
https://www.dni.gov - Elliot Ackerman, The Fifth Act: America’s End in Afghanistan, Penguin Press, 2022.
- The Japan Times, The Pakistan-Taliban divorce gets messy, Shashi Tharoor, mai 2025.
https://www.japantimes.co.jp - Express Tribune / Khaama.com, Beijing, Islamabad, and Kabul agree to limit India’s role in Afghanistan, 11 mai 2025.
https://www.khaama.com - Ministère des Affaires étrangères de l’Émirat islamique, via Zia Ahmad Takal, déclaration officielle sur l’invitation de Muttaqi par la Chine, 11 mai 2025.
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