Rapport « In Pursuit of Virtue » : La perception masculine des restrictions imposées aux femmes en Afghanistan

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Contexte – l’Émirat islamique et le recul des droits des Afghanes depuis 2021

En août 2021, le régime taliban, se proclamant Émirat islamique d’Afghanistan, a repris le pouvoir. Il a depuis mis en place une série de décrets et directives de plus en plus contraignants à l’égard des femmes et des filles. Ces nouvelles règles visent à exclure les femmes de la vie publique et à les confiner à la maison. Parmi les principales mesures instaurées :

  • Éducation interdite aux filles : fermeture des collèges et lycées pour les filles au-delà de la 6^e^ année (environ 12 ans) et exclusion des femmes des universités. Après une brève réouverture encadrée, les étudiantes ont à nouveau été bannies de l’enseignement supérieur en décembre 2022, puis même des derniers cursus médicaux accessibles (sages-femmes, infirmières) fin 2024.

  • Interdiction de la plupart des emplois féminins : les Afghanes ont été écartées de la fonction publique (licenciement notamment des femmes juges et procureures) et sommées de quitter la police et l’armée. En décembre 2022, les autorités ont interdit aux organisations non gouvernementales (ONG), à l’ONU et aux ambassades d’employer des femmes (quelques exceptions subsistent dans la santé et l’éducation). Le secteur privé reste officiellement ouvert aux femmes, mais sous de strictes conditions de ségrégation et de port du hijab, ce qui a entraîné la fermeture de nombreuses entreprises détenues par des femmes.

  • Restrictions de mobilité et port du hijab : il est exigé des femmes qu’elles soient accompagnées d’un mahram (gardien masculin de la famille) pour la plupart de leurs déplacements, en particulier pour voyager entre provinces. Un code vestimentaire islamique strict est imposé, incluant le port d’un voile couvrant le corps entier et souvent le visage. La police des mœurs (le ministère de la Promotion de la vertu et Prévention du vice, ou Amr bil Maruf) surveille et sanctionne le non-respect de ces règles.

  • Disparition des espaces publics féminins : les autorités ont interdit l’accès des femmes aux parcs, jardins, salles de sport et hammams (bains publics). Les salons de beauté tenus par des femmes ont également été fermés sur ordre du régime.

Ces directives ont renforcé le rôle traditionnel des hommes comme « gardiens » des femmes – ils sont légalement responsables des infractions commises par leurs épouses ou filles – tout en leur ôtant la liberté de soutenir les aspirations de leurs proches féminines. Autrement dit, les choix autrefois familiaux (autoriser une fille à étudier, une femme à travailler, etc.) sont désormais confisqués par l’État taliban, au détriment de l’autonomie des familles.

Des conséquences profondes pour les hommes, les familles et la société

Le principal sujet de préoccupation exprimé par l’ensemble des dix-sept hommes interrogés est l’interdiction d’éducation des filles au-dessus de 12 ans. Sans exception, qu’ils aient ou non des filles scolarisées, ils se disent consternés par cette mesure. Beaucoup décrivent leur douleur en voyant leurs filles plongées dans la tristesse et privées d’avenir, ainsi que l’angoisse de ce que cela présage pour l’ensemble du pays. Nombre d’entre elles tentent de combler le vide en suivant des cours privés, des études religieuses (madrasas) ou des programmes informels, mais ces palliatifs restent très limités. Plusieurs pères admettent avoir envisagé de partir à l’étranger pour permettre à leurs filles d’étudier, même si la plupart n’en ont pas les moyens ou ont dû renoncer faute de perspectives réalistes d’émigration.

Les restrictions sur le travail des femmes, bien que moins immédiatement visibles dans certaines familles (surtout rurales où traditionnellement peu de femmes travaillaient à l’extérieur), suscitent elles aussi une inquiétude partagée. D’une part, dans les foyers où des épouses ont perdu leur emploi, la situation économique est devenue très difficile – d’autant que parfois le mari a lui-même perdu son travail parallèlement. D’autre part, même les hommes venant de familles où les femmes étaient au foyer reconnaissent l’importance vitale de certaines professionnelles femmes (médecins, infirmières, enseignantes…) dans la société. Tous estiment indispensable que des femmes puissent exercer ces métiers, ne serait-ce que pour éviter que leurs épouses ou filles soient contraintes de se faire soigner par un homme ou de traiter uniquement avec du personnel masculin. Le fait de savoir que l’avenir ne comptera quasiment plus de doctoresses, de professeures ou d’autres cadres féminins est une source de découragement collectif pour ces hommes, qui y voient un appauvrissement durable de la société afghane.

Les règles de port du hijab et de sortie avec mahram pèsent également sur le quotidien familial. Même dans les zones très conservatrices où “rien n’a vraiment changé” (car les femmes y portaient déjà le voile et ne sortaient jamais seules), ces mesures ont accru le sentiment de vulnérabilité de tous. Beaucoup de femmes, par peur d’être réprimandées par un agent d’Amr bil Maruf pour un détail, renoncent désormais à sortir même lorsque c’est autorisé. « Aller au marché n’en vaut pas le risque », disent-elles, préférant rester à la maison – obligeant leurs maris ou pères à accomplir eux-mêmes les courses ou démarches extérieures. Les hommes décrivent le calvaire psychologique de leurs épouses et filles enfermées en permanence au foyer, sans loisirs ni sorties possibles, dépérissant à vue d’œil. Eux-mêmes vivent dans la crainte et la colère de voir un officiel importuner une femme de leur famille en public – par exemple en demandant des comptes sur leur lien de parenté à un contrôle – ce qu’ils vivraient comme une honte profonde et une intrusion injustifiée dans leur vie privée. Dans certaines familles autrefois plus libres, on en vient à surveiller et censurer davantage les femmes pour éviter tout problème avec la police religieuse, ce qui accentue les tensions internes.

Sur le plan émotionnel et relationnel, les témoignages signalent une détérioration de l’ambiance familiale. Beaucoup d’hommes sont eux-mêmes en souffrance morale : ils se sentent démunis, frustrés de ne pouvoir réaliser les aspirations de leurs filles, et éprouvent un sentiment d’échec dans leur rôle de père ou de mari. Parallèlement, la crise économique du pays (aggravée par l’isolement du régime) les empêche souvent de subvenir correctement aux besoins du foyer, ce qui accentue leur stress. Dans les foyers où le chômage des uns et l’exclusion des autres forcent tout le monde à rester cloîtré ensemble dans de petites habitations, le climat est délétère : les nerfs s’usent, et plusieurs hommes admettent que les disputes se multiplient entre conjoints, entre parents et enfants, ou entre frères et sœurs.

Au-delà du foyer, c’est tout le lien social et communautaire qui se délite. Les rencontres et événements où les femmes avaient un rôle sont en nette diminution : moins de mariages, de fêtes, de funérailles ou de simples visites familiales. Des pères s’inquiètent de voir ces interactions sociales s’étioler, car elles cimentaient la communauté. Ils redoutent que cet isolement n’entraîne, à terme, des fractures sociales et familiales plus graves : frères qui se fâchent, couples qui divorcent, recrudescence de mariages forcés de très jeunes filles, ou encore des adolescents qui « fugueront de la maison et sombreront dans la drogue » par désespoir.

La seule évolution positive largement reconnue par les hommes interrogés est le retour de la sécurité : la fin de la guerre civile et de l’insécurité chronique depuis 2021 a apporté un soulagement bienvenu. Plusieurs soulignent que pouvoir voyager sans craindre les combats ou les attentats est un progrès qui bénéficie à tous (même s’ils admettent que cet avantage profite surtout aux hommes, plus libres de leurs mouvements). Toutefois, aucun n’estime que cette amélioration compense la perte des libertés et de l’éducation pour leurs filles. La paix, aussi appréciable soit-elle, n’efface pas la détresse quotidienne que vivent leurs familles sous les nouvelles interdictions.

Divergences d’opinions et tensions au sein des familles

Les entretiens révèlent que ces questions provoquent des débats jusque dans l’intimité des foyers, même si la plupart des hommes se montrent prudents dans leurs propos. Beaucoup tiennent d’abord à affirmer leur attachement aux valeurs de l’islam et aux traditions afghanes, mais ils désapprouvent la ferveur excessive et la coercition avec lesquelles les talibans imposent certaines règles. Par exemple, un père peut être d’accord sur le principe du hijab ou de la nécessité d’un chaperon féminin, tout en rejetant catégoriquement l’interdiction faite aux filles d’étudier, qu’il juge sans fondement religieux clair. Plusieurs interviewés soulignent d’ailleurs que l’interprétation de l’islam prônée par l’Émirat n’est pas la seule possible – y compris au sein même du mouvement taliban, où tous ne partagent pas exactement la même ligne, ni dans le reste du monde musulman. Pour ces hommes, nombre de restrictions relèvent davantage de coutumes tribales propres à certains zones rurales que de préceptes religieux universels : ainsi, beaucoup de dirigeants talibans proviennent de régions où ils n’avaient jamais vu de filles aller à l’école, ce qui expliquerait en partie leur réticence culturelle vis-à-vis de l’éducation des filles.

Au sein des familles, les points de vue peuvent diverger. Quelques hommes admettent que leurs filles n’acceptent pas passivement la situation et expriment leur désaccord avec leur père ou leurs frères. Ces cas de conflit ouvert – par exemple une adolescente reprochant à son père de la tenir éloignée de l’école – semblent toutefois relativement rares, sans doute parce que bien des pères partagent en réalité l’amertume de leurs filles. Plus généralement, la frustration accumulée dans les foyers crée un climat tendu.

Malgré tout, la plupart de ces hommes disent aspirer à la stabilité et à l’unité familiale. Beaucoup restent profondément religieux et souhaitent pouvoir s’accommoder du régime taliban tant qu’il assure la paix et l’ordre. « C’est le gouvernement en place, il apporte un semblant de stabilité, et il n’y a pas d’alternative visible », pensent-ils en substance. Ils sont pour la plupart favorables au principe d’un gouvernement islamique, et certains redoutent le chaos qu’entraînerait son effondrement. Cependant, ils se déclarent hantés par les excès commis envers les femmes de leur famille. Le fait que leurs propres épouses et surtout leurs filles soient mises à l’écart de la société, privées d’école et d’emploi, leur est profondément douloureux et révoltant. Plusieurs confient se sentir pris entre, d’une part, leur désir de soutenir le régime pour éviter le retour de la guerre, et d’autre part, leur conscience de père, de mari ou de frère qui ne peut accepter de voir souffrir ainsi celles qu’ils aiment. Ce dilemme moral crée un malaise palpable au sein de nombreuses familles, parfois évoqué à demi-mot seulement, mais bien réel.

Conclusion – une société fracturée, une aspiration à l’éducation enracinée

Les personnes interrogées replacent souvent ces changements dans le contexte des différents régimes qu’ils ont connus au cours de leur vie. Beaucoup expriment une nostalgie marquée pour les années 2000-2020, en dépit de leurs défauts : en effet, les avancées éducatives et sociales de la République afghane n’avaient jamais été aussi fortes, et l’aspiration à l’instruction s’était profondément enracinée, y compris dans les campagnes.

Ce qui transparaît de tous ces témoignages, c’est que l’idée d’un avenir sans femmes instruites, sans doctoresses, sans enseignantes, est devenue inacceptable pour une partie croissante des familles. Le refus du régime d’entendre ces aspirations risque de provoquer un décalage irréconciliable entre l’État et la société. Le contrôle absolu exercé par les talibans sur la vie des femmes pourrait, à terme, saper les fondements de la stabilité qu’ils prétendent instaurer. Derrière les murs des maisons, dans le silence des pères impuissants, couve déjà la contestation d’un ordre perçu comme profondément injuste.



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