Afghanistan : l’ethnicité, on en parle ?

Il suffit d’un mot pour révéler une fracture. Lors de la récente visite d’Ahmad Massoud en France, une photo publiée sur X le montrant aux côtés de David Martinon, ancien ambassadeur de France à Kaboul, portait une légende anodine : “Afghan friend”. Mais dans les commentaires, de nombreux internautes — y compris le photographe Massoud Hossaini, prix Pulitzer — se sont empressés de rectifier : Massoud n’est pas Afghan, il est Tadjik ; il vient d’Afghanistan, ce n’est pas la même chose.
Une nuance révélatrice.
Dans un pays où certains s’efforcent de répéter “nous sommes tous Afghans”, d’autres refusent cette appellation perçue comme l’effacement d’identités ethniques profondes. Ce glissement sémantique, cette crispation sur un mot, en disent long sur une blessure nationale jamais refermée.
« Nous sommes tous Afghans. » Cette expression se veut rassurante, unificatrice. Elle tente de conjurer les fantômes d’une guerre civile sanglante, d’apaiser les douleurs anciennes, de masquer les lignes de fracture. Elle est aussi, souvent, un réflexe de protection face aux regards extérieurs, dans les pays d’accueil, où le repli identitaire est perçu comme une menace.
Mais sur le terrain afghan, cette unité affichée vacille. Car en Afghanistan, l’ethnicité ne relève pas du folklore ni de l’histoire ancienne : elle reste l’un des principaux moteurs de domination, d’injustice et de violence. Elle détermine l’accès à l’emploi, à la terre, aux postes de pouvoir, à la sécurité. Elle façonne les représentations, structure les discriminations, justifie parfois l’exclusion. Elle est omniprésente, même quand on fait tout pour ne pas la nommer.
Et c’est précisément ce que les Talibans ont compris – et exploité – mieux que tous les régimes précédents. Enracinés dans une culture tribale et religieuse profondément pachtoune, les dirigeants talibans ne se contentent pas de gouverner au nom d’une idéologie islamiste radicale : ils reproduisent une forme de suprématie ethnique, habillée du voile de la foi. En écartant systématiquement les Hazaras, les Tadjiks, les Ouzbeks et les Turkmènes des sphères de décision, en imposant le pachtou comme langue administrative dominante, en militarisant des provinces multiethniques avec des combattants venus du sud, ils renforcent une logique d’appropriation identitaire du pouvoir.
Mais plus encore : les Talibans attisent volontairement les tensions entre les autres groupes ethniques. Ils laissent les conflits communautaires couver, se méfier, s’aigrir. Ils encouragent les rivalités locales, ferment les yeux sur les représailles croisées, infiltrent les tissus sociaux avec des espions ou des commandants tribaux venus d’ailleurs. Ce faisant, ils empêchent toute forme d’unité nationale alternative d’émerger. La division n’est pas un dommage collatéral de leur pouvoir : c’est une stratégie politique cyniquement orchestrée.
Tant que les Ouzbeks se sentent abandonnés par les Tadjiks, que les Hazaras se méfient de tout le monde, que les Pachtouns non talibans n’osent plus se distinguer, aucune résistance coordonnée n’est possible. L’illusion d’unité sert alors de masque à une réalité : celle d’un régime qui ne gouverne pas seulement par la peur ou la religion, mais par la fragmentation soigneusement entretenue d’un peuple qui ne parvient plus à se regarder en face.
Cette stratégie de division ne se limite pas aux symboles ou aux mots. Elle s’incarne aussi dans une politique brutale de recomposition démographique. Depuis leur retour au pouvoir, les Talibans ont exproprié des milliers de familles hazaras de leurs terres ancestrales, notamment dans les provinces de Daikundi, Bamyan ou Maidan Wardak. Les terres saisies sont ensuite attribuées soit à des combattants talibans originaires du sud, soit aux Koutchis, ces nomades sunnites historiquement proches du pouvoir tribal pachtoun. Derrière l’apparente gestion des terres, se cache une volonté claire : affaiblir l’ancrage territorial hazara et fragmenter leur continuité géographique.
Dans le Panjshir, la même logique prévaut. Cette vallée emblématique de la résistance tadjike, bastion du commandant Massoud hier est ciblée par une répression d’État aux allures de vengeance ethnique. Les Talibans y mènent des campagnes d’arrestations arbitraires, d’exécutions sommaires, d’expulsions de familles entières — au prétexte que les Panshiris soutiendraient tous le Front national de résistance. En 2022, des massacres ont eu lieu dans plusieurs villages de la vallée, documentés par Amnesty International et Human Rights Watch : hommes tués les mains liées, corps abandonnés dans les montagnes, familles contraintes de fuir.
Ce ne sont pas de simples représailles militaires. Ce sont des politiques d’intimidation systématique, destinées à faire taire des peuples entiers en les coupant de leurs racines. En cela, les Talibans ne gouvernent pas un pays : ils administrent la peur, en redessinant les cartes humaines à coups de menaces et de déplacements forcés.
La majorité introuvable : mythe démographique et domination politique
L’un des nœuds les plus sensibles, et les plus souvent tus, est la question de la majorité démographique. Les Talibans, et plus largement les élites pachtounes qui se sont succédé au pouvoir depuis deux siècles, revendiquent pour leur ethnie le statut de « majorité naturelle » du pays, estimée entre 40 et 50 % de la population. Cette affirmation est régulièrement utilisée pour légitimer la prédominance pachtoune dans les postes clefs de l’État, dans l’armée, dans les négociations internationales. Le discours est bien rodé : « les Pachtouns sont la majorité, donc ils gouvernent ».
Mais cette prétendue majorité est fortement contestée, non seulement parce qu’elle repose sur des recensements obsolètes ou truqués, mais aussi parce que l’Afghanistan n’a pas connu de recensement fiable et exhaustif depuis les années 1970. Les Tadjiks, qui représentent probablement entre 25 et 30 % de la population, dénoncent depuis des décennies une invisibilisation statistique organisée, qui sert à les marginaliser dans la représentation politique nationale. Ils rappellent que leur implantation couvre des régions entières — le nord-est, le centre, Kaboul, Herat — et qu’ils forment l’un des groupes les plus urbanisés, les plus présents dans l’éducation et les administrations.
Les Hazaras, les Ouzbeks, les Turkmènes, mais aussi les Baloutches, les Nouristanis, les Pashais ou les Arabes afghans, contestent également cette hégémonie auto-proclamée, qu’ils perçoivent comme une construction politique visant à perpétuer un ordre hiérarchique ethnique. À leurs yeux, la fameuse majorité pachtoune est un mythe fonctionnel, utile à ceux qui veulent maintenir un monopole du pouvoir tout en niant la diversité réelle du pays.
Ce débat n’est pas théorique. Il est au cœur de la fracture afghane. Car si la revendication d’un pouvoir basé sur la majorité numérique n’est ni vérifiée ni vérifiable, elle devient le masque d’un système autoritaire fondé sur l’exclusion, et non sur la représentation. Elle empêche toute tentative de fédéralisme, toute refonte du contrat social, toute égalité des chances. Elle transforme l’ethnicité en arme de domination.
Une domination politique historiquement pachtoune
Les Pachtouns, qui constituent entre 40 et 50 % de la population, occupent historiquement la place centrale dans la construction étatique afghane. Leur poids démographique s’est doublé d’un monopole presque ininterrompu sur les hautes fonctions civiles et militaires depuis le XVIIIe siècle. Du fondateur Ahmad Shah Durrani aux présidences modernes de Karzai ou Ghani, en passant par les grands souverains centralisateurs, l’appareil d’État est resté pachtoune dans son ossature.
La structure tribale pachtoune, avec ses ramifications complexes — Durrani, Ghilzai, Popalzai, etc. — est régie par le Pashtunwali, un code coutumier de loyauté, d’honneur et de vengeance. Le mouvement taliban, né au sud du pays dans les années 1990, s’est bâti sur cette matrice tribale, à laquelle s’est ajouté un vernis religieux importé des madrassas pakistanaises. Aujourd’hui encore, la direction talibane est exclusivement pachtoune, bien que nombre de Pachtouns eux-mêmes — notamment dans les régions de Khost, Nangarhar ou Helmand — subissent la violence, la pauvreté et l’archaïsme du régime.
Loin d’être homogène, le monde pachtoune est traversé de rivalités internes, de fractures territoriales, de différences d’aspiration. Des figures résistantes comme Malalai de Maiwand ou des intellectuels réformateurs ont aussi porté une voix progressiste dans cette communauté.
Hazaras : les persécutés permanents
Peuple chiite d’Asie centrale installé dans les hautes terres du centre, les Hazaras incarnent la mémoire vive de la persécution. Ils furent les grands vaincus des conquêtes d’Abdur Rahman Khan au XIXe siècle, puis marginalisés dans l’Afghanistan monarchique et républicain. Longtemps cantonnés aux travaux manuels, à la domesticité ou aux zones enclavées du Hazarajat, ils ont progressivement constitué une élite cultivée et structurée depuis les années 2000.
Mais ce renouveau fut violemment stoppé par le retour des talibans. Depuis 2021, les attentats ciblés se sont multipliés contre les écoles de filles, les centres d’examen et les lieux de culte hazaras. Les quartiers comme Dasht-e-Barchi à Kaboul vivent sous menace constante. L’administration talibane exclut systématiquement les Hazaras des postes publics et réprime tout embryon d’organisation communautaire.
Et pourtant, face à ces violences, la solidarité interethnique est restée timide. Peu de leaders tadjiks ou ouzbeks ont élevé la voix. Le souvenir des années 1990 reste douloureux : à l’époque, le Hezb-e-Wahdat, bras politique et militaire de la résistance hazara, avait lui-même commis des exactions contre les Tadjiks à Kaboul. Ces blessures croisées continuent de miner la confiance.
Tadjiks : une force politique fragmentée
Les Tadjiks, autre grand groupe du pays, ont longtemps été associés à l’État. Présents de longue date dans l’armée, l’administration, les universités, ils ont incarné l’ossature du gouvernement républicain de 2001 à 2021, notamment dans les provinces du nord et à Kaboul. Mais leur force apparente cache une grande fragmentation : les Tadjiks de Kaboul, du Panjshir, de Herat ou de Mazar ne partagent ni la même mémoire historique, ni les mêmes réseaux politiques.
Cette dispersion a affaibli leur cohésion. Après le retour d’exil de nombreux cadres en 2001, au lieu de bâtir une stratégie nationale, la plupart ont préféré des alliances circonstancielles. Ils ont souvent misé sur des amitiés politiques avec les autres « opprimés » — en particulier les Hazaras — sans oser dénoncer les violences passées ou actuelles. Des massacres de Tadjiks à Karte-e-Char, Chardehi ou Bamyan, attribués à des milices hazaras, sont restés sans suite.
Dans les cérémonies officielles, cette dissymétrie est flagrante : le portrait de Mazari trône dans certains bureaux tadjiks, mais aucun leader tadjik n’est jamais honoré dans les commémorations hazaras. L’unilatéralisme de cette mémoire partagée a creusé un fossé.
Ouzbeks et Turkmènes : dépossession silencieuse
Les Ouzbeks et Turkmènes du nord subissent une marginalisation plus silencieuse. Le maréchal Abdul Rashid Dostum, figure ouzbèke emblématique, accuse depuis des années les talibans de mener une politique de peuplement forcé, en installant des migrants pakistanais dans les provinces de Faryab, Jowzjan ou Sar-e-Pul, afin de modifier les équilibres démographiques.
Les États turcophones — Turquie comprise — ont gardé un silence gêné, préférant la realpolitik au soutien de leurs « frères ethniques ». Sur le terrain, les Ouzbeks assistent à une lente érosion de leur influence, à l’effacement progressif de leur présence politique.
Quand l’ignorance devient système
L’un des drames afghans est l’absence de connaissance mutuelle. Peu de Tadjiks savent qu’il existe des communautés tadjikes à Gardez ou Bamyan. Peu de Hazaras connaissent les réalités de leurs propres frères de Jaghori. Les Pachtouns eux-mêmes sont piégés dans un enchevêtrement tribal qui brouille les appartenances. Et ce vide de savoir, aggravé par l’analphabétisme et l’absence d’éducation pluraliste, nourrit les fantasmes, les méfiances, les conflits.
Le seul peuple à avoir commencé un réel travail de mémoire identitaire est le peuple hazara. Mais même là, les tensions entre héritages religieux, politiques et historiques rendent le récit difficile à unifier.
Les Talibans, maîtres du « diviser pour régner »
Les Talibans ont compris très tôt comment tirer parti de cette désunion. Leur stratégie repose sur la pashtunisation progressive de l’État : remplacement des fonctionnaires non pachtouns, marginalisation des autres langues, usage de l’islam pour réprimer les minorités religieuses. Mais surtout, ils laissent les autres communautés s’épuiser dans leurs rivalités, ou se réfugier dans le silence, pendant qu’eux avancent.
La logique est simple : tant que les Ouzbeks soupçonnent les Tadjiks, que les Tadjiks doutent des Hazaras, et que les Hazaras s’estiment abandonnés, aucun front commun ne peut émerger. Le piège est redoutablement efficace.
Reprendre la main : que faire ?
Il n’existe pas de solution magique, mais des pistes concrètes peuvent être esquissées :
- Cartographie des injustices : documenter systématiquement les violences fondées sur l’ethnie, les disparitions forcées, les discriminations.
- Nouvelles alliances : fonder les rapports intercommunautaires non plus sur des souvenirs ou des dettes, mais sur des objectifs stratégiques clairs.
- Réforme structurelle : penser un État décentralisé, où chaque région puisse s’autogérer, sans craindre l’écrasement par le centre.
- Plaidoyer international commun : coordonner les voix des diasporas hazara, tadjik, ouzbèke, turkmène, dans les forums internationaux.
Nommer pour réparer
L’ethnicité n’est pas un poison, à condition qu’on la regarde en face. Ce n’est pas l’identité qui tue, c’est son instrumentalisation. Ce n’est pas la mémoire qui divise, c’est son monopole. Nommer les douleurs, reconnaître les erreurs — y compris dans son propre camp — et ouvrir des espaces de parole sont les premières étapes pour reconstruire un avenir.
Car si « nous sommes tous Afghans », alors chacun a le droit d’être vu, entendu et respecté. Sans devoir se taire. Sans devoir disparaître.
sources :
- Human Rights Watch – Expulsions forcées des Hazaras
- Genocide Watch – Persécution des Hazaras
- Minority Rights Group – Profil des Hazaras : Link
- Amnesty International – Crimes de guerre des Talibans au Panjshir
- Afghan Witness – Exécutions de prisonniers dans le Panjshir
- Human Rights Watch – Torture et exécutions dans le Panjshir
- Wikipédia (FR) – Conflit du Panjshir
- Minority Rights Group – Profil ethnique de l’Afghanistan
- Georgetown Journal of International Affairs – Ethnicité et légitimité talibane
- NPR – Débat sur la démographie ethnique
- Amnesty International – Bilan d’un an de promesses non tenues par les Talibans
- Crisis Group – Défis sécuritaires sous le régime taliban
- Wilson Center – Vers un nouveau récit ethnique
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