Qui a intérêt à la disparition des Talibans ?

Pour parvenir à leurs fins, les États-Unis — et en particulier Donald Trump — sont prêts à tout. Leur écrasante supériorité militaire les dispense de toute forme de légitimation juridique ou morale. Il ne s’agit même plus d’endiguer un danger immédiat, comme le programme nucléaire iranien, mais de garantir leur prédation systématique sur les ressources de la planète, au mépris des peuples et des principes. Le droit, dans cette logique, est une décoration facultative — une façade pour les naïfs.

Dans son dernier article, la journaliste Lynne O’Donnell* révèle les dessous des tractations entre Washington et les Talibans. Officiellement honnis, ces derniers sont pourtant devenus, en coulisses, des interlocuteurs de premier ordre. Ce qui motive les Américains ? Contrecarrer à tout prix les ambitions de la Chine en Afghanistan, notamment dans le domaine stratégique de l’exploitation des métaux rares. Pékin a déjà signé avec les Talibans plusieurs contrats miniers géants dans le cadre de sa Belt and Road Initiative. Mais selon O’Donnell, les États-Unis sont aujourd’hui prêts à mettre des milliards de dollars sur la table pour les faire annuler. Washington ne cherche pas à renverser les Talibans — il cherche à les acheter.

Et les Talibans, loin d’être dupes, sont à l’affût. Cette manne occidentale, bien plus généreuse que les promesses humanitaires ou les plaidoyers pour les droits des femmes, les conforte dans leur stratégie de marchandage cynique : plus ils sont infréquentables, plus ils deviennent incontournables. Ce n’est plus la reconnaissance internationale qu’ils cherchent, c’est le bénéfice stratégique de leur propre monstruosité.

Qui aurait intérêt à se débarrasser des talibans ?? La question mérite d’être posée aujourd’hui, alors que le régime continue d’opprimer les femmes, d’abriter des camps terroristes, d’alimenter le narcotrafic mondial et de signer des accords miniers avec les puissances les plus cyniques. À mesure que les preuves s’accumulent — violences, répression, expansion de l’emprise idéologique et criminelle —, le silence des grandes puissances devient assourdissant. Qui, concrètement, souhaite encore leur chute ? Qui serait prêt à en payer le prix politique, économique ou militaire ? À regarder les faits, la réponse est inquiétante : presque personne.

Pas les réseaux de narco-trafic mondiaux, qui trouvent dans l’Afghanistan taliban un partenaire fiable, cohérent, et même désormais centralisé. L’État islamique de Kaboul, loin d’être un repoussoir, est un acteur rationalisé du commerce des drogues de synthèse, avec logistique, protection armée, taxation officielle et corridors d’exportation. En interdisant le pavot tout en développant la méthamphétamine, les Talibans ont simplement modernisé le produit et sécurisé le marché. Le désordre d’hier a laissé place à une gestion proto-étatique du narcotrafic, bien plus « fiable » pour les réseaux mondiaux.

Pas les États qui profitent de ces réseaux, qu’ils soient limitrophes (comme l’Iran ou le Pakistan), tolérants (comme certains États du Golfe), ou bénéficiaires indirects via des routes de transit (Asie centrale, Turquie, Balkans). Dans bien des cas, les flux financiers issus du trafic participent à la stabilité financière des systèmes bancaires régionaux ou alimentent des circuits de corruption structurelle. Le régime taliban sert alors de fournisseur stable et d’intermédiaire docile.

Pas les États démocratiques, qui, bien qu’hostiles dans leurs discours, n’ont ni l’unité politique, ni la volonté militaire, ni l’architecture juridique pour agir. Les opinions publiques occidentales sont fatiguées des engagements armés, les institutions internationales sont paralysées par les vetos croisés, et la diplomatie cherche la voie de la « stabilisation » plutôt que celle du démantèlement. La stratégie occidentale s’est réduite à un mélange de sanctions tièdes, de silence coupable et de calculs géopolitiques à court terme.

Pas les superpuissances, pour qui les Talibans représentent un outil commode de déstabilisation. La Chine y voit une porte d’entrée vers les minerais critiques ; la Russie se satisfait d’un régime anti-occidental ; les États-Unis eux-mêmes, bien qu’humiliés par le retrait de 2021, n’ont pas tout à fait fermé les canaux d’influence, espérant peut-être un jour utiliser ce régime comme levier contre l’Iran ou dans la guerre des ressources. Le régime taliban est devenu un pion utile dans les jeux d’affaiblissement mutuel, un facteur de désordre utile aux ambitions des puissants.

Et pourtant. Ce même Occident, qui se montre prudent, impuissant ou cynique face aux Talibans, n’a pas hésité à employer la force, hors de tout mandat international, pour contrer le programme nucléaire iranien. Les États-Unis comme Israël ont assumé des frappes au nom de la sécurité régionale et de leurs intérêts stratégiques. 

Deux poids, deux mesures. Car ce que les Talibans détruisent — l’éducation des femmes, les libertés, les droits fondamentaux — ne compte apparemment pas assez pour justifier une action. Leur nuisance est tolérable, leur brutalité calculée, leur pouvoir accepté comme une variable secondaire.

Ce que l’on oublie, ou feint d’ignorer, c’est que cette nuisance est en expansion. Depuis leur retour au pouvoir, les Talibans n’ont pas seulement remis en place leur régime de terreur intérieure. Ils ont aussi rouvert l’Afghanistan aux réseaux terroristes qu’ils avaient jadis hébergés. Al-Qaida, loin d’être éradiqué, a retrouvé dans les zones rurales, en particulier dans le Nord et l’est du pays ainsi que les provinces frontalières, un espace de repli et de réorganisation. Des camps d’entraînement ont été identifiés, des infrastructures restaurées, des cadres étrangers accueillis en toute impunité. Pour l’instant, ces groupes ne ciblent pas directement les intérêts occidentaux. Mais cela pourrait changer. Le silence de leurs commanditaires ne signifie pas leur renoncement, mais leur patience. L’Afghanistan pourrait redevenir, comme avant 2001, un sanctuaire opérationnel, un lieu de recrutement, de formation, de propagande. Et cette fois, sous le regard détourné de la communauté internationale, paralysée par l’idée que ce chaos est un moindre mal. Ce pari est dangereux. Car l’histoire récente a montré qu’un sanctuaire laissé intact finit toujours par exporter sa violence.

Alors, qui aurait vraiment intérêt à la disparition des Talibans ?

Les femmes et les filles afghanes, évidemment. Mais elles n’ont pas d’armée, pas d’État, et leur résistance héroïque est muselée, tuée, exilée.

Les résistants afghans, civils ou militaires, qui refusent de plier, mais manquent de moyens, de reconnaissance, de soutien international.

Les exilés afghans, déchirés entre la douleur de la perte, la honte de l’impuissance et la peur de l’oubli.

Les peuples victimes de la drogue, de la répression religieuse, ou de l’idéologie totalitaire que les Talibans exportent, parfois à bas bruit, parfois par l’épée.

Mais ces acteurs-là ne sont pas invités à la table où se décident les équilibres mondiaux.

C’est là la tragédie : les Talibans pourraient disparaître… mais leur utilité cynique, leur place dans les réseaux, leur fonction géopolitique les protège. Ils ne se maintiennent pas parce qu’ils sont forts, mais parce que le monde les laisse prospérer.

Comme dit l’adage, « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». Il en va de même du droit international : grande illusion pour les idéalistes, outil stratégique pour les puissants. Conçu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il fut présenté comme un rempart contre l’arbitraire, mais il a surtout servi à sanctuariser les acquis des vainqueurs et à légitimer leur domination sur un monde redessiné selon leurs intérêts. Depuis, il est invoqué à la carte, appliqué à géométrie variable, brandi pour condamner certains et soigneusement ignoré quand il s’agit d’autres. Ceux qui continuent de croire qu’il protège les faibles n’ont pas encore compris qu’il a été taillé pour les forts.



*Lynne O’Donnell
Project Taliban 
Le silence des talibans est précieux, surtout lorsque Washington les écoute.

Alors que l’Iran se remet des frappes américaines, les talibans se concentrent désormais sur de nouvelles opportunités et non plus sur leurs anciens amis, mais sur l’attrait des investissements américains.


 



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