De l’opium à la méthamphétamine : l’empire toxique des Talibans
« Nous préférons mourir sous les bombes que revivre sous leur joug. » Ce cri, lancé par des réfugiés afghans en Iran, résonne comme une accusation implacable contre un régime qui, derrière l’obsession d’un ordre moral totalitaire, a su construire un empire fondé sur la terreur, la drogue et les ressources. Depuis leur retour au pouvoir en 2021, les Talibans n’ont pas seulement instauré un système d’apartheid de genre ; ils ont aussi restructuré l’économie parallèle du pays, transformant un narco-État désorganisé en une machine centralisée.
En avril 2022, Haibatullah Akhundzada, chef suprême du régime, proclame l’interdiction de la culture du pavot, jusqu’alors pilier de l’économie rurale et source principale d’opium mondial. L’annonce est accueillie avec prudence par la communauté internationale, mais confirmée par l’ONUDC : en 2023, les récoltes chutent de 95 %. Pourtant, cette baisse brutale, loin de marquer une victoire sanitaire, s’inscrit dans une stratégie de recentrage. La culture, précarisée, redémarre dès l’année suivante. Et l’État taliban, loin d’abandonner la drogue, investit dans des substances plus rentables, plus faciles à produire, plus discrètes : les méthamphétamines.
Dans les rues de Kaboul, les héroïnomanes ont disparu. Les Talibans les enferment dans des centres de désintoxication où la prière remplace le traitement. La méthode se veut religieuse, mais le message est politique. L’image projetée est celle d’un État qui nettoie ses villes, qui soigne ses citoyens, qui applique la charia dans ses moindres recoins. Mais cette répression n’est qu’une façade. Car si l’héroïne se fait rare, les laboratoires de méthamphétamine prolifèrent dans les montagnes.
L’ingrédient-clé, l’éphédra, pousse à l’état sauvage en Afghanistan. Sa transformation en drogue synthétique ne requiert ni importation, ni surveillance agricole, ni consentement des paysans. Tout est sous contrôle.
Au cœur de ce système se trouve Bashir Noorzai. Ancien seigneur de guerre, baron de l’opium, financier historique des Talibans dans les années 1990, il a façonné leur premier régime à coups de dollars issus du trafic. En 2005, piégé par une opération américaine, il est arrêté à New York et condamné à la prison à vie. Mais en 2022, Joe Biden autorise son échange contre un otage américain. L’homme rentre à Kandahar en héros, retrouve sa tribu, son influence, et surtout son empire.
Aujourd’hui, Noorzai est l’éminence grise du régime. Il conseille Haibatullah, dont il partage l’ethnie et les intérêts. Il gère la production de méthamphétamine, contrôle des accords miniers colossaux avec la Chine, et supervise les circuits financiers du régime à travers les réseaux hawala. Son fils Basir, officiellement gestionnaire de fortunes, est inscrit depuis 2015 sur la liste noire du Conseil de sécurité de l’ONU pour son rôle dans le financement de la direction talibane. En Afghanistan, Noorzai n’est pas seulement un homme libre. Il est un homme d’État.
Ce pouvoir économique dépasse les circuits de la drogue. Depuis le retrait occidental, la guerre des ressources s’intensifie. L’Afghanistan regorge de lithium, de cuivre et de terres rares, matières premières indispensables aux technologies du futur, civiles comme militaires. La Chine, pragmatique, a pris une longueur d’avance : des milliards sont déjà investis, des concessions minières signées, et l’extension du corridor économique Chine-Pakistan inclura bientôt l’Afghanistan. Les États-Unis, eux, peinent à revenir dans la course. Sous Trump, les ressources afghanes avaient été identifiées comme stratégiques. Sous Biden, elles servent encore de monnaie d’échange pour libérer des otages.
Noorzai est l’homme de cette nouvelle guerre froide. Il négocie avec Pékin, entretient des liens avec Téhéran et Islamabad, et bénéficie d’un réseau logistique bâti sur des décennies de guerre. En échangeant son silence contre des concessions, il offre aux Talibans un outil de chantage global. Car le régime sait ce qu’il possède : un gisement d’instabilité à revendre, des ressources à exploiter, et une capacité unique à convertir la violence en levier diplomatique.
Sur le terrain, les populations paient le prix. La fin de la culture du pavot a ruiné des dizaines de milliers de familles. La substitution par la méthamphétamine les a exclues du système. Désormais, la drogue ne crée plus de revenus ruraux : elle enrichit exclusivement les réseaux proches du pouvoir. C’est une économie sans partage, une rente sans redistribution. Les centres de désintoxication, vitrines du zèle religieux, cachent un désastre sanitaire. L’Afghanistan est l’un des pays comptant le plus de consommateurs de drogues au monde, mais aucun programme de santé publique sérieux n’est mis en œuvre.
Les Talibans ont donc transformé la guerre contre la drogue en guerre contre la population : destruction des champs, enfermement des usagers, concentration des profits. Ils vendent à l’extérieur un modèle d’ordre et d’éradication, et construisent en interne un système opaque de prédation. L’Occident, piégé entre l’indignation morale et la peur du chaos, hésite encore à réagir. Mais sur le terrain, la réalité est tranchée : l’Afghanistan n’est plus seulement un sanctuaire pour l’extrémisme religieux. Il est devenu un centre mondial de production de drogues synthétiques, un marché minier sous influence chinoise, et un laboratoire de domination mafieuse.
Dans ce contexte, parler de négociation avec les Talibans sans évoquer leurs réseaux criminels revient à ignorer la nature du régime. Celui-ci n’a pas seulement besoin d’argent : il prospère dans l’illégalité, la dépendance, et l’absence de contre-pouvoirs. Derrière les discours sur la sécurité, se dresse un empire toxique, méthodiquement structuré autour d’un objectif : consolider un pouvoir absolu, fondé sur la rente et la peur.
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