Le réseau de bots coordonné des talibans et la manipulation de l’identité, du langage et du récit sur X
Le réseau de bots coordonné des talibans et la manipulation de l’identité, du langage et du récit sur X
Mohammad
Résumé
Dans le sillage de la prise de contrôle de l’Afghanistan par les talibans en août 2021, la nature de leur stratégie de communication a subi un changement radical. Alors que le groupe s’appuyait autrefois sur les médias clandestins et les sermons religieux, aujourd’hui, ils exploitent une machine de propagande numérique qui exploite stratégiquement les plateformes de médias sociaux, notamment X (anciennement Twitter). Cette transformation leur a non seulement permis d’atteindre un public plus large, mais aussi de masquer la répression sous couvert de bonne gouvernance et de cohérence idéologique. Cet article d’enquête dévoile un réseau de 78 des 120 comptes initiaux soupçonnés d’être des comptes de robots attribués à la stratégie d’influence en ligne des talibans. Au moins 42 comptes ont été suspendus ou ont cessé leurs activités. À travers des modèles linguistiques, des anomalies identitaires, des données comportementales et la synchronisation chronologique, l’article révèle une campagne concertée pour contrôler le terrain narratif, en particulier autour de la promotion négative des talibans.
Qu’est-ce que les données révèlent ?
À l’aide d’un ensemble de données récupérées de X (anciennement Twitter), collectées via Outscraper le 2 mai 2025, nous avons identifié 78 comptes uniques fonctionnant de manière étonnamment similaire. La phase initiale de la recherche comprenait au moins 120 comptes, dont beaucoup sont maintenant suspendus ou ont cessé d’être actifs. Ces comptes présentent un comportement anormal en termes de volume de tweets/publications, de timing, de contenu et de construction de profil. Plus de 70 d’entre eux utilisent le nom de famille « Panjshiri », malgré l’opposition bien documentée de la région aux talibans. Plus curieusement encore, la majorité de ces comptes sont gérés soit par une ou plusieurs personnes se présentant comme d’ethnie tadjike. Les implications sont claires : la fabrication de l’identité est au cœur de cette stratégie numérique.
Un groupe important de comptes s’est formé entre octobre 2022 et avril 2023, montrant des signes de création de lots, et plus de 60 % des comptes ont été créés dans une fenêtre de six mois, ce qui laisse entrevoir une mobilisation numérique prévue.
En moyenne, les comptes tweetent 16,6 fois par jour, le compte le plus actif étant en moyenne de 126 tweets par jour. Dans certains cas, plus de 70 000 tweets ont été publiés en moins de deux ans. Ce ne sont pas des individus isolés qui s’engagent dans une discussion politique ; Il s’agit d’une amplification structurée, éventuellement semi-automatisée.
Figure: Le graphique montre le total des tweets/messages quotidiens de 70 comptes avec pseudo (amydj504), soit une moyenne de 126 tweets par jour.
L’instrumentalisation de l’identité du « Panjshiri »
Le Panjshir est devenu synonyme de sentiment anti-taliban. Connu historiquement comme le bastion de l’ Alliance du Nord, et plus tard du Front de résistance nationale d’Afghanistan (NRF), il constitue un obstacle à la fois symbolique et stratégique à la légitimité des talibans. En cooptant les noms de famille « Panjshiri » et en les enveloppant d’une rhétorique nationaliste ou islamique, ces récits semblent conçus pour semer la confusion chez les observateurs nationaux et internationaux.
Des comptes comme @PanjshiriHadya, @samiyapjr et @nwrallh16107 se draper sous l’identité « Panjshiri » tout en diffusant du contenu aligné sur les talibans. Ces comptes comportent des noms comme « Hadya », « Sumiya » et « Farzana », tous des noms féminins, malgré la répression bien documentée des femmes par les talibans. C’est plus que de l’ironie ; Il s’agit d’une manipulation visant à construire l’illusion d’une gouvernance inclusive.
Cette stratégie sert également un deuxième objectif : masquer les résultats des moteurs de recherche et fausser l’analyse des sentiments en ligne. Par exemple, si un journaliste ou un analyste recherche « انفجار در پروان », ce qui se traduit par « explosion à Parwan », la présence de dizaines de tweets positifs alignés sur les talibans avec le même mot-clé, parfois sous forme de hashtags, inonde l’espace d’information, ce qui rend plus difficile la diffusion de contenu authentique.
Détournement de hashtag, coordination de la chronologie et perturbation
L’une des tactiques les plus évidentes utilisées par ce réseau est le détournement temporel de mots-clés. Dans un cas révélateur, la NRF a publié une déclaration sur l’attaque d’un avant-poste taliban dans le Panjshir. En quelques minutes, les comptes de cet ensemble de données ont commencé à publier des informations sur la beauté naturelle du Panjshir, ses paysages ou de vagues mises à jour sur le développement en faveur de la gouvernance. Bien que ces tweets semblaient sans rapport avec l’attaque présumée, ils ont été étiquetés avec le mot « Panjshir » en farsi pour contaminer les flux de recherche.
Figure: Capture d’écran de la déclaration de la NRF du 17 mai et de la réaction des comptes de bots talibans utilisant le même mot-clé dans les minutes qui ont suivi la déclaration.
Cette approche reflète les tactiques observées dans d’autres campagnes numériques autoritaires. Au Myanmar, en Russie et en Iran, des armées de bots ont déployé des tactiques similaires d’inondation de mots-clés lors de soulèvements ou de moments politiques sensibles. Les talibans semblent avoir adopté une stratégie similaire.
Il est intéressant de noter que le contenu dupliqué entre plusieurs comptes suggère soit un script central, soit un comportement coordonné par plusieurs opérateurs. Dans certains cas, des mèmes d’images et des vers de poésie faisant l’éloge des talibans ou de l’islam ont été partagés sur des comptes à quelques secondes d’intervalle, parfois avec des formulations presque identiques.
L’une des observations les plus effrayantes est l’uniformité du ton. Ces comptes expriment rarement, voire jamais, des sentiments personnels. Il n’y a pas de chagrin, de joie, de colère ou d’humour. Au lieu de cela, les messages sont composés de citations religieuses, de matériel promotionnel pour la gouvernance talibane, d’appels islamiques à la modestie (en particulier ciblant les femmes) et de paysages naturels ou urbains. Le contenu des tweets va de la glorification des combattants talibans à l’applaudissement de nouveaux projets de construction, renforçant toujours l’image d’un régime efficace et vertueux.
Il a été constaté que les comptes promouvaient excessivement le hijab, l’éducation religieuse et le développement des infrastructures, en particulier dans les provinces controversées. L’utilisation de hashtags tels que #اتلان (héros) et #حفظه_الله (Que Dieu le protège) est couramment utilisée pour faire référence aux figures talibanes, les dépeignant comme de nobles guerriers plutôt que comme des oppresseurs politiques.
L’évolution médiatique des talibans
La sophistication des talibans sur les réseaux sociaux n’est pas fortuite. Des chercheurs d’institutions telles que le Programme sur l’extrémisme de l’Université George Washington et le Digital Forensic Research Lab ont retracé cette évolution ; après 2021, les talibans sont passés de WhatsApp et Telegram à X (anciennement Twitter) pour une plus grande portée internationale. Ils ont stratégiquement adouci leur ton, mettant en avant des histoires de gouvernance, de la poésie et de la sagesse religieuse au lieu de punitions brutales. Les talibans évitent également de marquer officiellement les comptes de bots, mais les alignent idéologiquement, ce qui permet un déni plausible.
Les influenceurs numériques pro-talibans, bien qu’ils n’aient souvent pas d’affiliation formelle avec les talibans, semblent recevoir un soutien informel. Cela est évident sur des plateformes telles que X, où les comptes favorables au régime démontrent une augmentation marquée du nombre d’abonnés, de la portée et de l’engagement. Beaucoup de ces comptes, allant des bots aux utilisateurs réels, interagissent au sein de cercles étroitement connectés, suivant et amplifiant les publications des autres. Certains appellent même explicitement à un soutien mutuel, mimant la mobilisation populaire. Bien que rudimentaire, cette approche en réseau reste efficace. Cela permet aux talibans d’amplifier les récits officiels, d’étouffer la dissidence et de contourner les restrictions des plateformes en utilisant des acteurs vaguement affiliés.
Ces développements ne doivent pas être considérés isolément. Les talibans apprennent d’autres régimes autoritaires numériques, adaptent des méthodes qui fonctionnent, que ce soit en Turquie, en Arabie saoudite ou en Russie, et les affinent pour le contexte afghan.
Projection d’illusion sur le genre, l’ethnicité et la légitimité publique
En simulant des utilisatrices d’un bastion tadjik, les talibans tentent un tour de passe-passe numérique. Cette tactique est particulièrement trompeuse dans un régime où les femmes sont interdites d‘éducation, d’emploi et de vie publique. Qu’est-ce que cela signifie lorsqu’un régime qui empêche les femmes de tweeter dans la vraie vie crée des femmes numériques qui inondent X de contenu pro-taliban ?
Figure: La capture d’écran montre l’utilisation d’une photo publique d’une écolière utilisée par l’un des comptes de bot comme photo de profil.
La contradiction linguistique est tout aussi importante. Le Panjshir est une province de langue farsi, mais la majorité de ces comptes de bots « Panjshiri » tweetent en pachtoune. Non seulement cela sape leur authenticité, mais signale également l’incapacité à construire des personnages crédibles, ce qui indique que leur principal public cible n’est peut-être même pas la population afghane, mais aussi les observateurs internationaux ou les filtres algorithmiques.
Ce qui ressort de cette analyse est un effort sophistiqué et adaptatif pour créer un « émirat algorithmique ». Un monde où la visibilité est synonyme de légitimité, et où le silence est enterré sous des flots de hashtags, de bots et de slogans. Les talibans ne se contentent pas de mener une guerre contre les journalistes ou les militants des droits de l’homme ; Ils mènent une guerre contre l’architecture même de la vérité.
En déployant des identités fabriquées, en simulant le consensus public et en détournant le discours en temps réel, les agents numériques des talibans ont utilisé les faiblesses des médias sociaux pour étouffer les critiques, glorifier le contrôle et effacer la dissidence. Le défi pour les observateurs, les analystes et les plateformes n’est plus seulement d’identifier la désinformation, mais aussi de démanteler les réseaux conçus pour la normaliser algorithmiquement.
Dans cette guerre de l’information, le champ de bataille est le fil d’alimentation. Et les talibans, semble-t-il, ne se contentent pas de se battre, ils optimisent.
Limites et domaines de recherche supplémentaires
En tant qu’enquêteur et analyste indépendant de l’OSINT, je reconnais que si cette analyse fournit un aperçu essentiel de la structure et du comportement des comptes de bots liés aux talibans, elle reste limitée dans sa portée et nécessite une enquête plus approfondie. Parmi les principaux domaines nécessitant une exploration plus approfondie, citons l’analyse du réseau pour cartographier les modèles de retweets et les chevauchements d’abonnés qui exposeraient visuellement la machinerie coordonnée derrière ces comptes. L’analyse des sentiments pourrait aider à mesurer la polarité et la trajectoire des mots-clés liés aux talibans, en particulier pendant les moments de tension politique. Les techniques stylométriques pourraient révéler si plusieurs profils sont créés par les mêmes opérateurs, tandis que l’analyse visuelle du hachage pourrait relier la réutilisation des images sur toutes les plateformes à l’infrastructure médiatique plus large des talibans.
De plus, la comparaison de ces tactiques avec celles utilisées par les régimes autoritaires de pays comme la Russie, l’Iran et le Myanmar, où des armées de bots ont déployé des inondations de mots-clés lors de soulèvements ou d’événements sensibles, permettrait de déterminer si les talibans innovent ou se contentent de reproduire les stratégies établies. Enfin, cette enquête se concentre uniquement sur X (anciennement Twitter). Compte tenu de la présence croissante des talibans sur Telegram, TikTok, Facebook et YouTube, les recherches futures devraient déterminer si des modèles de comportement et des réseaux d’influence similaires apparaissent sur ces plateformes.
Vous pouvez lire la version persane de ce rapport d’enquête ici :
شبکه سازمانیافته رباتهای طالبان؛ بازی با هویت، زبان و روایت در ایکس
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