Afghanistan : se suicider pour ne pas mourir vivant

La scène se répète, tragiquement, comme un écho sourd dans les montagnes et les ruelles afghanes, dans les hôpitaux de campagne, aux postes-frontières, dans les bureaux des réfugiés : des jeunes qui se pendent, s’empoisonnent, s’immolent. En Afghanistan comme dans l’exil, une jeunesse entière préfère mourir plutôt que d’endurer l’agonie lente d’une vie sans avenir, sans dignité, sans espoir. Le cas du pilote afghan Mohammad Amir Tawasoli, qui s’est immolé à Mashhad après avoir été menacé d’expulsion vers son pays d’origine, en est devenu l’emblème bouleversant.

À Khost, un épicentre silencieux de la détresse

La province de Khost, frontalière du Pakistan, vient d’être le théâtre d’un drame indicible : six jeunes hommes se sont donné la mort en quelques jours, submergés par la pauvreté, le chômage et l’absence de perspectives. Mohammad Asif, Hazratullah, et quatre autres dont les noms resteront dans l’oubli — tous ont choisi la mort, non par folie, mais par fatigue d’exister sans horizon. Leurs gestes, désespérés, sont le cri d’alerte d’une génération abandonnée.

La tendance n’est pas isolée. Dans la province d’Herat, les médecins alertent : les cas de tentatives de suicide se multiplient. Jusqu’à 7 cas par jour dans les services d’urgence. Les victimes sont jeunes, souvent entre 15 et 25 ans. Des étudiantes, des femmes au foyer, des anciens fonctionnaires — tous happés par une spirale de désespoir. L’immolation, le pendu, l’overdose deviennent les symptômes d’une société effondrée.

Et pourtant, il ne s’agit pas uniquement d’un drame sanitaire ou psychologique. C’est bien plus profond : c’est un effondrement moral et politique, une fracture de civilisation.

Mashhad : mourir libre plutôt que vivre humilié

Le 18 mai 2025, Mohammad Amir Tawasoli, ancien pilote de l’armée afghane, s’est immolé à Mashhad, en Iran, après avoir reçu une notification d’expulsion. Il savait que retourner en Afghanistan, sous domination talibane, c’était risquer l’humiliation, la prison ou la mort. Dans un dernier acte de révolte, il a choisi une mort immédiate et volontaire, plutôt que l’effacement progressif de son identité, de sa liberté, de sa dignité.

Tawasoli n’est pas un cas isolé. Il est devenu le symbole d’un cri collectif étouffé : « Nous préférons mourir en un instant avec dignité que vivre dans une lente agonie sous la botte des oppresseurs ». Ce message s’inscrit dans un climat plus large de désespoir généralisé qui pousse certains à fuir par la mer, à franchir des murs, à mendier un visa, ou à en finir.

Comme le rappelle un éditorial afghan publié après son geste : « Ce n’est pas juste une histoire personnelle. C’est l’histoire de trente millions de personnes prises en otage par des fascistes tribaux, dans la pauvreté, l’ignorance et la tyrannie. » On meurt dans les frontières, dans les prisons, dans les camps, dans l’exil — et désormais aussi dans le silence.

La lenteur comme forme de torture

Sous le régime taliban, la mort n’est pas seulement une fatalité. Elle devient un processus : lent, humiliant, invisible. Les femmes sont effacées des écoles, du travail, de la vie publique. Les jeunes hommes sont réquisitionnés ou livrés à l’oisiveté, parfois enrôlés de force. Les familles entières vivent sous la menace constante d’une justice archaïque, ethnique, instrumentalisée.

L’ethno-nationalisme pachtoun, consolidé par les Talibans, transforme les institutions en outils d’exclusion. L’éducation, autrefois l’un des seuls espoirs d’émancipation, devient suspecte. Les anciens militaires et fonctionnaires sont traqués. Les femmes éduquées sont enfermées ou contraintes à l’exil. Les minorités ethniques et religieuses — Hazaras, Tadjiks, chiites — vivent sous la menace d’un apartheid brutal. Le suicide, dans ce contexte, devient parfois une ultime affirmation de soi.

Comme le dit ce texte poignant : « Les jeunes femmes dignes marchent vers leur propre mort — non pour un crime, mais pour la libération. » Cette sentence résume la tension tragique d’un pays où l’émancipation devient, littéralement, mortelle.

Quand l’exil devient piège

Les réfugiés afghans, en particulier les anciens militaires et intellectuels, pensaient trouver en Iran une forme de refuge temporaire. Mais la réalité est cruelle : les expulsions se multiplient, les droits sont précaires, les promesses diplomatiques sont piétinées. Tawasoli, comme d’autres, avait espéré renouveler son titre de séjour. Il a reçu un ordre de quitter le territoire. Le couperet de l’oubli. Le silence de la bureaucratie. Le mépris d’un destin.

Les autorités iraniennes, pourtant sollicitées par des représentants de l’opposition comme Mohammad Mohaqiq, avaient promis de protéger les plus vulnérables. La promesse n’a pas suffi. Et l’incendie de Mashhad est venu rappeler que le feu des corps naît souvent du froid des politiques.

Une politique de mort lente

Les Talibans ont transformé l’Afghanistan en une prison à ciel ouvert. Ils dirigent non seulement par la peur, mais par l’effacement progressif de tout ce qui rendait la vie vivable : le savoir, la dignité, le rêve. La lenteur de cette mort politique est une forme sophistiquée de torture.

Dans ce contexte, chaque suicide est une accusation. Il dit l’échec de la communauté internationale à tenir ses promesses. Il dit la complicité silencieuse des États voisins. Il dit aussi la responsabilité morale des élites afghanes, parfois divisées, souvent impuissantes, trop rarement unies.

Mais il dit aussi que la vie peut encore être défendue — si l’on décide de briser le cycle.

Rompre la chaîne de l’oppression

L’appel lancé dans le texte cité est sans ambiguïté : « Cette situation est un signal d’alerte. Seule une résistance unie, infatigable, pourra briser cette chaîne et mener le peuple vers la liberté, la dignité et le salut. » C’est un appel à la fois politique et moral, qui dépasse les clivages partisans. Il ne s’agit pas seulement de résister aux Talibans par les armes, mais aussi par les idées, la solidarité, les mots, les gestes concrets.

Cela signifie soutenir les réfugiés, protéger les femmes, créer des canaux d’expression pour la jeunesse, financer des services de santé mentale, dénoncer l’impunité des bourreaux, documenter chaque abus. Cela signifie, enfin, refuser de détourner le regard.

Une jeunesse sacrifiée, un avenir encore possible ?

L’Afghanistan, aujourd’hui, est un pays où l’avenir se donne la mort. Mais l’histoire n’est pas écrite. Ce sont les peuples qui la font. Les Talibans, malgré leur brutalité, n’ont pas éradiqué l’intelligence, la mémoire, le courage. Des réseaux de dissidence existent. Des voix s’élèvent, dans les mosquées, sur les réseaux sociaux, dans les exils. L’opposition, malgré ses divisions, cherche à se structurer. La diaspora afghane, nombreuse, talentueuse, peut être un moteur de renouveau.

Mais pour que cela advienne, encore faut-il écouter les signaux faibles. Un suicide à Khost. Une immolation à Mashhad. Ce ne sont pas des faits divers. Ce sont les balises tragiques d’un peuple en détresse.

Conclusion : refuser la normalisation de l’horreur

Si le monde s’habitue aux suicides de jeunes Afghans, alors les Talibans auront gagné. Car leur victoire ultime serait l’indifférence. Celle des chancelleries, des opinions publiques, des médias. Or chaque mort volontaire dans ce contexte est un cri. Non pas un appel à la pitié, mais une convocation à la responsabilité.

Nous n’avons pas le droit de détourner le regard.


Sources :

  • Khaama Press, « Khost Province sees surge in Youth Suicides amid rising poverty and unemployment in Afghanistan », 23 mai 2025. https://khaama.com
  • Afghanistan International, « Former Afghan Army Pilot Dies By Suicide In Iran After Facing Deportation », 23 mai 2025. https://afintl.com
  • Editorial afghan : « Self-immolation: Choosing Life Over a Slow Death Under Taliban Rule », mai 2025.



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