La schizophrénie diplomatique des voisins de l’Afghanistan : entre reconnaissance tacite des Talibans et flirt avec la résistance

Les récents développements diplomatiques autour de l’Afghanistan révèlent une étrange logique de double discours, une schizophrénie géopolitique où les Talibans, non reconnus officiellement, sont pourtant courtisés, tandis que certains pays relancent en sourdine des contacts avec la résistance armée. Trois articles récents — publiés par Al Jazeera, Afghanistan International et La Lettre d’Afghanistan — illustrent cette ambivalence croissante chez les puissances voisines : Pakistan, Chine, Iran et Inde.

Une normalisation de fait avec les Talibans

Les Talibans ne sont officiellement reconnus par aucun État. Pourtant, dans les faits, plusieurs capitales agissent comme si le régime de Kaboul faisait partie intégrante du concert régional. Le 21 mai 2025, une rencontre trilatérale Chine-Pakistan-Afghanistan à Pékin a débouché sur un engagement à rétablir les relations diplomatiques entre Islamabad et Kaboul, gelées depuis quatre ans.

La Chine pousse pour inclure l’Afghanistan dans le corridor économique sino-pakistanais (CPEC), alors que les Talibans, eux, cherchent reconnaissance et légitimité. Même l’Inde, historiquement hostile, semble infléchir sa posture : échanges de haut niveau, réouverture de son ambassade à Kaboul, et visite discrète d’un haut responsable taliban à New Delhi.

Cette normalisation est dictée par des logiques pragmatiques : sécuriser les frontières, préserver les investissements, prévenir l’expansion de l’État islamique (ISIS-K). En coulisses, Pékin orchestre ce ballet diplomatique tout en se présentant comme arbitre neutre.

Pakistan : du soutien à la désillusion

Le Pakistan illustre à lui seul cette schizophrénie régionale. Présenté naguère comme le parrain des Talibans, Islamabad est aujourd’hui l’un des pays les plus affectés par leur retour au pouvoir. Depuis 2021, les attaques du Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP), basé en Afghanistan, ont explosé. Islamabad accuse Kaboul de laisser le TTP agir librement, ce que les Talibans nient.

Paradoxalement, tout en exigeant des actions contre les terroristes, le Pakistan multiplie les rencontres diplomatiques avec le régime taliban. Il participe aux forums trilatéraux, parle de normalisation… tout en expulsant massivement des réfugiés afghans et en maintenant une frontière ultra-militarisée. Une ligne politique en zigzag, dictée par l’instinct de survie géopolitique.

L’Inde : entre hostilité historique et pragmatisme nouveau

L’Inde, qui considérait les Talibans comme des marionnettes du Pakistan, adopte désormais une attitude plus nuancée. Le ministre des Affaires étrangères indien a salué le rejet par les Talibans d’une attaque terroriste au Cachemire, et des contacts ont été établis avec des représentants du régime.

Cette ouverture vise à éviter un vide stratégique que pourraient exploiter Islamabad ou Pékin. New Delhi ne veut pas être spectatrice d’un jeu diplomatique qui se joue sans elle. Ce réajustement reste prudent, mais marque une rupture avec la posture de rejet absolu des années 1990.

L’Iran : entre canal officiel et soutien officieux à la résistance

Le cas iranien est encore plus ambivalent. Officiellement, Téhéran dialogue avec le régime taliban. Il reçoit leur ministre des Affaires étrangères, négocie sur le partage des eaux du fleuve Hilmend et tente de stabiliser sa frontière orientale.

Mais dans le même temps, l’Iran ouvre un canal discret avec le Front National de Résistance (FNR) d’Ahmad Massoud. Le chef de la résistance afghane a récemment effectué une visite secrète à Mashhad, où il a rencontré responsables religieux, diaspora tadjike et figures politiques. Cette initiative marque une inflexion stratégique : Téhéran ne se contente plus d’un statu quo avec les Talibans.

En soutenant discrètement la résistance, l’Iran envoie un message clair : il dispose d’une alternative, s’inscrit dans une rivalité croissante avec le Pakistan, et tente de peser dans une recomposition régionale où la Chine, la Russie et le Qatar avancent leurs pions.

La Chine : médiatrice intéressée et garant de stabilité

Pékin agit avec constance. Son objectif est double : stabiliser l’Afghanistan pour y étendre ses projets économiques (notamment via le CPEC), et empêcher que des groupes islamistes ouïghours ne trouvent refuge dans les montagnes afghanes.

La Chine ne se mêle pas de la gouvernance interne des Talibans. Elle ignore les violations de droits humains mais insiste sur la sécurité des travailleurs chinois et la lutte contre le terrorisme. Elle pousse à la coopération trilatérale, finance des projets, mais évite les engagements militaires.

Pékin joue donc la carte du facilitateur, mais sa bienveillance dépend de la stabilité intérieure afghane. Toute montée des tensions entre Talibans et groupes armés ou entre Kaboul et Islamabad menacerait ses intérêts directs.

Ahmad Massoud : de la clandestinité à la scène diplomatique

L’article de La Lettre d’Afghanistan met en lumière le renouveau discret mais réel du Front National de Résistance. Retraité dans le nord-est afghan depuis la chute de Kaboul, le mouvement d’Ahmad Massoud a survécu aux offensives talibanes et commence à bâtir une diplomatie parallèle.

Ses interventions dans les médias, ses appuis dans la diaspora et surtout sa récente visite en Iran traduisent une ambition nouvelle : devenir une alternative politique crédible. Téhéran teste cette option, sans rompre avec les Talibans, mais en gardant le FNR comme levier d’influence.

Ce repositionnement stratégique de l’opposition afghane reste fragile. Il dépend du soutien extérieur, de l’unité entre factions (FNR, AFF, ALM), et d’une reconnaissance internationale encore absente. Mais il marque une étape : la résistance ne se limite plus aux montagnes, elle entre sur le terrain diplomatique.

La diplomatie du “en même temps”

Ce que ces trois articles révèlent, ce n’est pas tant une contradiction qu’un réalisme désabusé. Chaque acteur régional adopte une diplomatie du “en même temps” : dialoguer avec les Talibans tout en préparant l’après-Talibans ; exiger des garanties tout en consolidant des alternatives ; entretenir des alliances historiques tout en testant de nouvelles options.

Ce jeu d’équilibriste traduit moins une incohérence qu’une prudence calculée. Dans un Afghanistan instable, il n’existe pas de solution durable, seulement des ajustements tactiques. La schizophrénie diplomatique des voisins n’est pas un bug, mais une stratégie — ambiguë, réversible, adaptative.

Elle traduit une vérité plus large : aucun acteur ne fait confiance aux Talibans. Mais personne ne peut encore les contourner. Alors on négocie, on menace, on soutient la résistance… sans jamais parier sur une seule issue.



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