La charia, sa construction historique et sa captation par les Talibans

Charia instrumentalisée : la trahison talibane qui précipite l’Afghanistan vers l’abîme

Un héritage façonné par des hommes, non dicté par Dieu
La sharîʿa n’est pas un Code civil descendu tel quel du ciel ; elle est le résultat d’un long travail d’érudition achevé près d’un siècle après la mort du Prophète. Entre le VIIIᵉ et le Xᵉ siècle, les imams Abû Hanîfa, Mâlik, Al-Shâfiʿî, Ibn Hanbal et Jaʿfar al-Ṣâdiq ont extrait des versets coraniques et de la sunna un droit vivant, appelé à évoluer grâce au consensus (ijmâʿ), à l’analogie (qiyâs) et à la théorie des finalités (maqâṣid) : sauvegarder la vie, la raison, la religion, la propriété et la dignité familiale. Dès qu’une règle anéantit l’un de ces cinq pôles, elle cesse d’être légitime.

Le cocktail taliban : hanafisme dévoyé, hanbalisme sélectif et patriarcat pashtoune
Officiellement fidèles à l’école hanafite, les Talibans en ont éliminé la souplesse historique. Formés dans les madrasas deobandies du Pakistan, ils ont injecté l’austérité hanbalite empruntée au Golfe et l’ont soudée au pashtunwali tribal, code de vengeance et d’honneur masculin. Le résultat est un fiqh de guerre : porte de l’ijtihâd verrouillée, jargon religieux militarisé, droit coutumier déguisé en ordonnance divine.

Une guerre ouverte contre la vie et la raison
Dès leur retour au pouvoir, les Talibans ont effacé les Afghanes de l’espace public : lycées fermés, universités interdites, emplois bannis, impossibilité de voyager sans « mahram ». Cette double clause – ignorance imposée et dépendance économique – sape la finalité « raison » et condamne la moitié de la population à l’archaïsme. Human Rights Watch rappelle que seul l’Afghanistan prive aujourd’hui officiellement les filles de tout enseignement secondaire hrw.org. Sur le terrain sanitaire, faute de soignantes autorisées, la mortalité maternelle flambe. La finalité « vie » tombe à son tour.

Un État-cartel sous la bannière sacrée
Le régime taliban se finance moins par l’aumône des croyants que par l’or, le lithium, le lapis-lazuli et surtout l’opium. L’UNODC évalue à 1,4 milliard USD le revenu agricole de l’opium en 2024, soit près d’un tiers de tout le secteur rural unodc.org. Le cœur logistique porte un nom : clan Haqqani. Le rapport onusien S/2023/370 désigne Mohammad Naim Barich, lieutenant de Sirajuddin Haqqani, comme superviseur du trafic d’héroïne vers l’Asie centrale documents.un.org. Les laboratoires de méthamphétamine se multiplient, les frontières se monnayent, et la charia sert de gilet pare-balle moral à un cartel familial.

Hudûd en public, humanité en veilleuse
Les châtiments corporels sont redevenus spectacle. À Charikar, vingt-sept personnes – hommes et femmes – ont été flagellées en décembre 2023. Les nouvelles directives sur la lapidation planent comme une épée au-dessus des têtes. Or l’esprit des maqâṣid exige la dissuasion minimale et la réinsertion quand elle reste possible ; édicter la peur comme règle permanente revient à dévoyer l’objectif même de justice.

Le miroir saoudien : wahhabisme et exécutions occultes
L’Arabie saoudite se dit réformiste depuis l’ouverture de concerts mixtes et la levée de l’interdiction de conduire. Pourtant, héritière directe du pacte conclu au XVIIIᵉ siècle entre la dynastie Al-Saoud et le prédicateur Muhammad ibn ʿAbd al-Wahhâb, elle applique une lecture hanbalite radicale qui ne diffère du modèle taliban que par sa logistique pétro-financière. Amnesty International a recensé au moins 198 exécutions sur les neuf premiers mois de 2024, souvent pour de simples tweets ou des infractions liées à la drogue amnesty.org. La charia y reste l’ultime ressource punitive d’un pouvoir qui soigne son image mais tue en silence.

Le crépuscule iranien : Constitution sophistiquée, potence quotidienne
À Téhéran, l’article 4 de la Constitution subordonne chaque loi à la charia. Pourtant, cette charpente juridique n’empêche pas la potence de tourner : au moins 972 exécutions en 2024, soit 64 % du total mondial, et jusqu’à dix-huit pendaisons en une seule journée début 2025 The US Sun. Accusations de moharebeh (« guerre contre Dieu »), aveux extorqués, procès secrets : le vernis constitutionnel recouvre le même mécanisme de terreur que chez les Talibans, simplement doté de juges en robe noire.

Manipuler la charia : le fil rouge des trois régimes
Talibans, wahhabites saoudiens et clergé iranien partagent une méthode : proclamer la souveraineté du droit divin pour délégitimer toute contestation humaine. Dès lors :

  • Toute critique devient apostasie ;
  • Toute revendication féminine, un complot occidental ;
  • Toute souffrance, un dommage collatéral voulu par Dieu.

La charia n’est plus la voie qui protège, mais la chaîne qui attache.

Afghanistan : famine programmée et exode administratif
L’ONU prévoit que près de 23 millions d’Afghans auront besoin d’aide vitale en 2025 unocha.org. Le cerveau collectif du pays – journalistes, médecins, ingénieurs – prend la route de l’exil. Ce n’est pas une simple faillite économique ; c’est le suicide d’une nation orchestré au nom d’un texte que ses propres auteurs voulaient modulable et miséricordieux.

Quand la charia devient arme politique
La sharîʿa arabe des premiers juristes fut pensée comme un dialogue entre la Parole divine et l’intelligence humaine ; la version talibane en fait un monologue d’émirs analphabètes qui s’arrogent le droit d’interpréter. Rigoureuse quand il s’agit de flageller une mère affamée, indulgente pour les labos de meth du clan Haqqani, la loi sacrée devient calibrée pour protéger le prince, non le pauvre.

Sortir de l’abîme
Réhabiliter la finalité (maqṣad) plutôt que la lettre, rouvrir l’ijtihâd et replacer la justice au-dessus de la peur : voilà le seul antidote. Tant que la « charia instrumentalisée » servira de faire-valoir aux Talibans, l’Afghanistan restera le laboratoire vivant d’une théocratie contre-nature où l’opium paie les kalachnikovs et où les femmes paient le silence du monde.


Sources principales



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