La farce de Doha : quand le commerce prime sur les vies afghanes

En Afghanistan, le cynisme n’a jamais paru aussi éclatant. Alors que plus de 233 000 Afghans viennent d’être expulsés d’Iran en moins d’un mois, dans des conditions que l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) qualifie de catastrophiques, une délégation talibane s’envole pour Doha pour discuter… d’agriculture, de soutien au secteur privé et de lutte contre la drogue. À quelques milliers de kilomètres de là, à Kaboul, les mêmes Talibans rencontrent des représentants américains pour relancer le commerce et rétablir les liens bancaires. Cette juxtaposition révèle l’absurdité et l’indécence des efforts diplomatiques internationaux : le processus de Doha n’est plus qu’un théâtre, où le sort des Afghans n’est qu’un décor oublié.

Ces dernières semaines, le contraste entre la diplomatie officielle et la réalité vécue par les Afghans n’a jamais été aussi cruel. Tandis que les expulsions massives se poursuivent, que des centaines de milliers d’Afghans sont jetés à la frontière, souvent sans ressources ni protection, le seul acteur à dénoncer cette tragédie est l’Afghanistan Freedom Front, un mouvement de résistance anti-taliban. Dans un communiqué cinglant, l’AFF a accusé l’Iran de violer le droit international en renvoyant de force des Afghans vers un pays où leur vie et leur dignité ne sont pas garanties. Ils rappellent que ces renvois massifs n’ont rien d’un simple contrôle migratoire, mais constituent une violence supplémentaire infligée à un peuple déjà écrasé.

En face, silence assourdissant. Ni la délégation des Talibans, qui se présente à Doha comme un partenaire respectable, ni la plupart des puissances régionales et internationales n’ont jugé utile de placer la crise humanitaire au centre des discussions. Pire : au même moment, les Talibans vantent leur « progrès » dans le secteur bancaire et se félicitent d’avoir accru de 71 % l’accès au crédit pour les Afghans… quand bien même la majorité de ces derniers n’ont plus rien pour survivre, encore moins pour emprunter. Cette ironie confine à l’obscénité.

La conférence de Doha, censée incarner un espoir de dialogue constructif, n’est devenue qu’un rituel vide, un cycle sans fin où l’on discute des sempiternelles questions de sécurité et d’économie sans jamais aborder le cœur du problème : l’absence totale de garanties pour les droits humains, la persécution systématique des femmes, des minorités ethniques et religieuses, et la répression brutale de toute voix dissidente. Pendant que l’ONU, le Qatar et certains acteurs occidentaux affirment vouloir « accompagner l’Afghanistan vers la stabilité », ils ferment les yeux sur l’intensification de la violence, l’érosion de l’État de droit et la détresse des populations déplacées.

On pourrait s’interroger sur la sincérité des participants. Car en parallèle de ces pourparlers « techniques », les Talibans multiplient les initiatives pour obtenir une reconnaissance internationale de facto, se posant en interlocuteurs incontournables dans la lutte contre le trafic de drogue ou la reconstruction économique. Ils se positionnent habilement comme un partenaire supposément pragmatique, au moment même où leurs services de renseignement et leur police religieuse poursuivent les rafles, les tortures et les exécutions extrajudiciaires. Doha est devenu le décor où les Talibans blanchissent leur image.

La question est donc simple : à quoi sert la conférence de Doha ? À maintenir l’illusion que la communauté internationale agit ? À offrir une plateforme diplomatique aux Talibans ? À se donner bonne conscience ? Car dans les faits, Doha ne change rien pour les millions d’Afghans qui souffrent. Ces rencontres successives se soldent par des communiqués creux et quelques promesses vagues, sans aucune incidence sur le sort des expulsés, des femmes privées de droits ou des opposants politiques qui croupissent dans les geôles talibanes.

Plus révoltant encore, ces discussions servent de prétexte à des initiatives commerciales. À Kaboul, le président de l’Afghan-US Chamber of Commerce, Jeffrey Grieco, s’est entretenu avec le vice-gouverneur de la banque centrale talibane pour préparer une conférence internationale sur la coopération bancaire. Autrement dit, pendant que les expulsés meurent de faim et d’épuisement dans les zones frontalières, les Talibans et certains acteurs économiques étrangers planifient la relance des affaires. Cela en dit long sur les priorités des uns et des autres.

Face à ce tableau, l’AFF a le mérite de rappeler la vérité : les déportations massives constituent un crime moral, et un risque majeur de déstabilisation humanitaire. Elles exposent des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes à un retour forcé dans un pays où la famine, la violence et l’arbitraire dominent. Elles sapent les principes élémentaires du droit d’asile et trahissent les obligations internationales de pays comme l’Iran, pourtant signataire de la Convention de 1951 sur les réfugiés. Elles démontrent, enfin, que la communauté internationale a abandonné toute exigence sérieuse vis-à-vis des voisins de l’Afghanistan, préférant négocier le commerce plutôt que protéger les vies.

Le plus frappant est l’absence quasi totale de réaction des chancelleries occidentales. Aucun responsable américain, européen ou onusien de premier plan n’a publiquement condamné ces expulsions massives. Aucun n’a demandé la suspension immédiate des renvois forcés ou proposé un plan d’accueil temporaire pour les plus vulnérables. Cet abandon est d’autant plus indéfendable que la plupart des gouvernements occidentaux invoquent la situation humanitaire afghane pour justifier l’envoi de fonds d’urgence ou l’organisation de conférences internationales… qui n’aboutissent jamais à des mesures contraignantes.

Dès lors, Doha n’apparaît plus comme un espace de dialogue, mais comme une scène où chacun joue son rôle : le Qatar en hôte incontournable, les Talibans en dirigeants respectables, les diplomates en messagers de la paix, tandis que les Afghans, eux, sont exclus de toute représentation réelle. Les femmes, notamment, sont totalement absentes de la table des négociations. La voix des réfugiés, des déplacés, des minorités chiites, hazaras, sikhes ou hindoues est étouffée. La voix de la société civile indépendante est inexistante.

En définitive, le drame afghan se joue à huis clos. Les rares à s’élever contre cette mascarade, comme l’AFF, sont marginalisés, qualifiés de perturbateurs, voire d’ennemis de la stabilité. Pourtant, ce sont eux qui posent les questions que personne ne veut entendre : à quoi sert un dialogue qui ignore la souffrance ? À quoi sert un processus qui ne protège pas les plus faibles ? À quoi bon signer des résolutions et publier des communiqués si aucune action concrète ne suit ?

Doha restera utile le jour où elle deviendra la tribune des Afghans eux-mêmes, et non celle de leurs oppresseurs. Le jour où la question de la dignité humaine primera sur celle des profits. Le jour où l’on parlera des droits, et non seulement des routes commerciales. En attendant, la conférence de Doha n’est qu’un symbole de plus de l’impuissance internationale face à un régime qui, sous couvert de dialogue, ne cherche qu’à renforcer sa mainmise sur un pays meurtri. Et chaque vol d’Afghans d’Iran rappelle que ce dialogue est, pour l’instant, une insulte à la tragédie de tout un peuple.

 

La Lettre d'Afghanistan 17 Juillet 2025

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