Une opposition plurielle face aux talibans : coordination souple ou front uni ?

Éditorial pour « La Lettre d’Afghanistan »

Ils viennent d’horizons différents, n’ont pas les mêmes armes ni les mêmes mots, mais poursuivent un objectif commun : mettre fin à la tyrannie des talibans. Depuis la chute de Kaboul en août 2021, les voix de la résistance afghane se multiplient. Mais elles peinent encore à s’harmoniser. Faut-il rêver d’un front uni, fédérateur et visible, ou assumer une pluralité d’acteurs coordonnés, chacun avec ses moyens de pression ?

Ce débat n’est pas que théorique. Il conditionne la survie politique et morale d’un peuple privé de liberté, de justice et d’avenir. Il engage aussi la responsabilité des exilés, des intellectuels, des anciens responsables politiques, des commandants de terrain, et de tous ceux qui refusent de céder au silence.

L’union comme idéal… ou comme mirage ?

L’unité des opposants afghans est souvent invoquée, parfois exigée, rarement mise en œuvre. Dans les colloques, les forums, les tribunes, on répète que seule une voix commune pourra faire entendre les revendications du peuple afghan. C’est juste. Mais c’est aussi simpliste.

L’histoire afghane est marquée par la fragmentation. Le retour des talibans a ravivé de vieilles blessures et mis en concurrence des stratégies différentes. En voici un aperçu :

  • Les collectifs de femmes en exil, actives dans les enceintes internationales, se battent pour faire reconnaître l’apartheid de genre institué par les talibans, mais peinent à être incluses dans les stratégies plus militarisées de la résistance.
  • La NRF (Front national de résistance), sous la direction d’Ahmad Massoud, incarne la continuité d’un combat historique contre l’obscurantisme. Mais son implantation géographique reste circonscrite au Panjshir et son discours peine à fédérer au-delà des cercles nostalgiques de la résistance paternelle.

  • L’AFF (Afghanistan Freedom Front), constitué d’anciens militaires républicains et dirigé par le Général Yasin Zia, se présente comme une force disciplinée et technocratique. Il insiste sur le professionnalisme, l’expérience et l’efficacité militaire, mais son manque de visibilité médiatique limite sa portée.

  • L’ALM (Afghanistan Liberation Movement), groupe plus jeune et plus ancré dans les nouvelles générations exilées, articule son combat autour de la justice sociale, de l’inclusion des minorités, et d’un projet démocratique à long terme.

  • Le Conseil suprême de la résistance nationale pour le salut de l’Afghanistan (Supreme Council of National Resistance for the Salvation of Afghanistan), composé d’anciens responsables politiques, de figures historiques du djihad anti-soviétique et de chefs locaux, cherche à incarner une opposition politique structurée. Bien que son influence sur le terrain reste incertaine, il conserve des liens forts avec certaines capitales étrangères et revendique une légitimité institutionnelle.

À ces composantes s’ajoutent des voix locales, des figures tribales, des groupes clandestins de journalistes, des ONG informelles, et une diaspora parfois fragmentée par les appartenances régionales ou ethniques.

Faut-il les forcer à s’unir ? Certainement pas. Mais il faut organiser leur dialogue. Non pour imposer une structure pyramidale, mais pour créer un espace de coordination, un cadre souple et fonctionnel capable de projeter une image cohérente et efficace.

Une coordination souple, une logique de résistance adaptée

L’union totale est un horizon idéalisé. L’efficacité, elle, exige du pragmatisme. Ce pragmatisme, c’est celui d’une coordination souple, d’un front pluriel mais concerté, d’une alliance par objectifs communs plutôt que par fusion idéologique. Une telle approche implique :

  1. L’élaboration d’une charte minimale, qui poserait les lignes rouges communes (rejet du terrorisme, refus de la reconnaissance des talibans en l’état, égalité hommes-femmes, pluralisme ethnique et confessionnel, justice transitionnelle).

  2. La mise en place d’un conseil de coordination, composé de représentants des différents groupes, avec une rotation de la parole et une gouvernance non-hiérarchique.

  3. La création de groupes de travail thématiques (droits humains, communication, relations internationales, soutien aux résistances locales, sécurité) qui permettraient à chaque groupe de contribuer selon ses forces.

  4. Un calendrier de campagnes conjointes, sur des sujets symboliques (interdiction de l’éducation des filles, arrestations d’opposants, massacres de civils, instrumentalisation de l’aide humanitaire).

Ce modèle respecte la pluralité des formes de lutte (armées, diplomatiques, culturelles, humanitaires) tout en rendant possible un impact global.

Maximiser les leviers d’influence : une diplomatie à plusieurs voix

Une telle configuration permettrait de tirer profit de la diversité stratégique des acteurs :

  • Les militantes féministes peuvent continuer à porter la voix de l’apartheid de genre dans les enceintes internationales, comme l’ONU ou le Conseil de l’Europe, où leurs témoignages ont une portée morale incontestable.

  • Les groupes armés peuvent mettre en avant la nécessité d’une sécurité alternative, en particulier vis-à-vis d’acteurs régionaux inquiets de la réactivation de réseaux terroristes sous la houlette des talibans.

  • Les figures diplomatiques de l’ancienne République ou du Conseil suprême peuvent agir comme interface institutionnelle avec les chancelleries occidentales, en évitant les maladresses protocolaires.

  • Les diasporas locales peuvent mobiliser les sociétés civiles, les médias, et les collectivités locales dans les pays d’accueil, ce qui renforce la visibilité de la cause afghane sur le terrain.

Il s’agit donc non de concurrencer, mais de répartir les rôles selon les forces spécifiques de chacun.

Une pluralité risquée si elle reste non régulée

Mais cette diversité peut aussi être une faiblesse si elle n’est pas accompagnée d’un minimum de régulation commune. Les risques sont nombreux :

  • Perte de lisibilité : les partenaires internationaux ne savent plus à qui s’adresser, ni qui représente qui.

  • Rivalités publiques : certains groupes s’accusent mutuellement de trahison, d’instrumentalisation ou de légitimité douteuse.

  • Confusion stratégique : des campagnes contradictoires, des messages flous ou incohérents peuvent semer le doute sur la validité de l’opposition.

  • Récupération par les talibans, qui se nourrissent de ces divisions pour se présenter comme le seul acteur capable de garantir l’ordre et la stabilité.

Réflexions sur un possible canal commun de communication

Si l’histoire offre peu de précédents parfaitement transposables, certains modèles issus des guerres du XXe siècle peuvent nourrir la réflexion. On pense aux gouvernements en exil pendant la Seconde Guerre mondiale, ou aux cabinets fantômes mis en place pour maintenir une présence symbolique et politique malgré l’occupation ou la dictature.

Dans le cas afghan, toute forme de coordination pourrait prendre des formes souples, volontaires et adaptées aux réalités contemporaines. Sans qu’il y ait de solution unique, plusieurs logiques peuvent coexister ou alterner selon les moments :

Une coordination légère mais structurée

Certains groupes pourraient envisager un dispositif commun inspiré des structures consultatives :

  • Un comité de porte-parole à rotation souple, chargé de faire entendre la voix collective dans les médias internationaux.

  • Une plateforme plurilingue (site ou newsletter) où seraient publiées les principales prises de position, campagnes et analyses.

  • Des rencontres régulières (en ligne) pour partager des informations, harmoniser les initiatives, ou décider de réactions communes aux faits marquants.

  • Un calendrier symbolique partagé, permettant d’organiser des actions convergentes, sans gommer la diversité des approches.

Ces pistes ne constituent pas un modèle prescriptif. Elles s’inspirent d’expériences passées et cherchent seulement à ouvrir un espace d’imagination collective. L’important n’est pas l’architecture d’un dispositif, mais la volonté partagée de ne pas se neutraliser mutuellement. Parler différemment, mais ne pas se contredire, peut déjà changer les équilibres.

Les talibans, sourds à la dissidence mais attentifs à la scène internationale

Le régime taliban rejette toute opposition intérieure ou extérieure, qualifiée d’agent de l’étranger ou de traître. Mais il reste extrêmement attentif à l’image qu’il renvoie à l’international. Il investit dans des délégations diplomatiques, fait appel à des cabinets de lobbying, envoie des signaux contradictoires (promesses de réforme non tenues, libérations ponctuelles, appels à l’aide).

Chaque fois que les oppositions afghanes arrivent à formuler un message commun – comme sur les interdictions faites aux filles, ou les exécutions publiques – les talibans réagissent. Par des campagnes de propagande, des démentis, ou des tentatives de décrédibilisation des figures engagées.

Cela prouve une chose : la pression extérieure fonctionne, surtout si elle est structurée, constante, et relayée par des partenaires diversifiés.

Une union sans uniformité

L’avenir de l’Afghanistan ne dépendra pas d’un chef providentiel, ni d’une faction victorieuse. Il dépendra de la capacité de toutes les forces opposées aux talibans à coordonner leurs récits, synchroniser leurs efforts, et incarner une alternative crédible et plurielle.

Cela exige du respect mutuel, de la rigueur stratégique, et une conscience aiguë des responsabilités historiques. Il ne s’agit pas d’effacer les différences, mais de les mettre au service d’un projet commun : la fin du régime taliban, et la refondation d’un État afghan digne, juste, et libre.

Dans cette bataille, la parole partagée est une arme, et la coordination, une condition de survie.



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