Afghanistan : une épidémie silencieuse de détresse psychique

« Access to Care for Mental Health Problems in Afghanistan: A National Challenge » publiée dans International Journal of Health Policy and Management (2022)

On évoque souvent les bombes, la pauvreté, l’exil. Plus rarement les blessures invisibles. Et pourtant, derrière les chiffres des conflits, des migrations forcées et de l’effondrement de l’État afghan, un autre drame se joue en silence : celui de la santé mentale d’un peuple profondément traumatisé.

Un rapport remarquable, publié dans l’International Journal of Health Policy and Management, jette une lumière crue sur cette réalité trop longtemps ignorée. Cette vaste enquête, menée dans 16 provinces afghanes auprès de plus de 4 400 adultes, dessine un portrait sans appel de la souffrance psychique dans le pays. Et surtout, elle met en évidence un paradoxe douloureux : ceux qui ont le plus besoin de soins sont aussi ceux qui y ont le moins accès.

La moitié des Afghans souffrent de troubles mentaux

Le premier constat est vertigineux : plus d’un Afghan sur deux présente des troubles de santé mentale mesurables au cours des douze derniers mois. Ces troubles vont des épisodes dépressifs sévères aux symptômes psychotiques, en passant par les pensées suicidaires, les addictions et les manifestations de stress post-traumatique.

L’ampleur du phénomène n’est pas surprenante lorsqu’on connaît l’histoire récente de l’Afghanistan : guerres, occupations, déplacements massifs de population, pauvreté extrême, violences domestiques ou institutionnelles. Une vie passée dans l’attente du prochain deuil. Le trauma n’est pas une exception, c’est la norme.

Mais derrière ce constat massif, se cache une autre réalité tout aussi alarmante.

Un système de soins inaccessible pour les plus vulnérables

Moins de 7 % des personnes touchées par un trouble mental ont reçu une forme quelconque de soutien psychologique ou psychiatrique dans l’année écoulée. Une proportion dérisoire.

Pire encore : vivre dans une zone dangereuse — ce qui est le cas d’une large part du pays — divise par quatre les chances d’accéder à un soin. Le paradoxe est glaçant : là où les souffrances sont les plus intenses, l’aide est la plus lointaine.

Le système, pourtant, tente d’exister. Intégré au « Basic Package of Health Services », la santé mentale fait théoriquement partie des soins de première ligne. Médecins, infirmiers, accoucheuses, agents communautaires sont formés à reconnaître et prendre en charge les troubles les plus fréquents. Mais ce réseau fragile, souvent assuré par des ONG, reste à bout de souffle, surtout dans les provinces les plus reculées ou les plus violentes.

Une équité paradoxale

Le rapport souligne pourtant une donnée presque contre-intuitive : l’accès aux soins ne dépend pas du genre, de l’éducation, du revenu ou de l’ethnie, une fois les facteurs traumatiques pris en compte. Ce qui signifie que, contrairement à de nombreux pays, ce ne sont ni le statut social ni le niveau d’instruction qui conditionnent l’accès à un soin, mais l’intensité de la souffrance perçue.

Autrement dit : les Afghans ne se soignent pas « parce qu’ils peuvent », mais uniquement « parce qu’ils n’en peuvent plus ». Le seuil pour demander de l’aide est tragiquement haut. Et lorsque l’accès est possible, il passe encore souvent par des canaux non médicaux — mollahs, guérisseurs, amis — plus accessibles mais rarement formés.

Des cicatrices invisibles mais politiques

Ce rapport est bien plus qu’un document scientifique : c’est un acte d’accusation et un cri d’alerte. Il montre que, même au cœur du chaos, il est possible de construire des structures de soins, de former des agents de santé mentale, d’écouter les douleurs muettes. Mais il rappelle aussi que la santé mentale n’est jamais neutre. Elle est profondément politique.

Car il faut du courage pour pleurer, pour dire qu’on ne va pas bien dans une société où la souffrance est associée à la faiblesse. Il faut du courage pour écouter, pour former, pour financer des soins dans un pays où la priorité semble toujours ailleurs. Et il faut du courage, enfin, pour rappeler que la paix ne se construit pas seulement avec des traités, mais aussi avec des psychothérapies, des mots, des espaces sûrs pour reconstruire les esprits autant que les écoles ou les routes.

La leçon afghane

Ce rapport ne concerne pas que l’Afghanistan. Il s’adresse aussi à nous, ailleurs. À tous les pays qui ferment les yeux sur les détresses silencieuses, sur les exilés qui portent en eux des tempêtes qu’aucune frontière ne peut contenir. Il nous dit : voici ce qu’endure un peuple quand la guerre s’installe dans les têtes autant que dans les rues.

Et il nous interroge : que faisons-nous, nous, pour que ces voix soient entendues, soignées, protégées ? Le combat pour la santé mentale en Afghanistan est aussi le nôtre. Parce qu’un monde qui abandonne la moitié d’un peuple à sa douleur n’est pas un monde en paix. C’est un monde en fuite.


 

Synthèse du rapport

1. Méthodologie

  • Enquête nationale représentative menée dans 16 des 34 provinces afghanes, avec un échantillon de 4 445 personnes âgées de 15 ans ou plus.

  • Taux de participation élevé : 81 %.

  • Utilisation d’outils standardisés (CIDI, SF-36, PCL-5) traduits en dari et pachto.

  • Modèle analytique fondé sur le cadre d’Andersen (facteurs prédisposants, facilitateurs, besoins, et facteurs environnementaux).

2. Prévalence et détresse psychologique

  • 50,46 % de la population rapportent au moins un problème de santé mentale au cours des 12 derniers mois.

  • Les troubles les plus fréquents : expériences psychotiques (27,6 %), dépression majeure (11,7 %), PTSD (5,3 %), pensées suicidaires (2,3 %).

  • Taux de recours aux soins extrêmement faible : 6,56 % ont cherché de l’aide dans l’année écoulée.

3. Accès aux soins

  • L’accès dépend d’abord de la gravité clinique et de la perception de l’altération du fonctionnement :

    • OR = 6.04 pour les troubles sévères.

    • OR = 3.79 pour la perception d’une altération fonctionnelle.

  • Le niveau de danger dans la région diminue fortement l’accès aux soins (OR = 0.22 en zone très dangereuse).

  • Les soins sont principalement assurés par des médecins et travailleurs communautaires, mais les chefs religieux et guérisseurs jouent encore un rôle non négligeable (3,9 % des cas).

4. Équité d’accès

  • L’accès ne varie pas selon le sexe, le revenu, l’éducation ou l’origine ethnique lorsqu’on contrôle l’exposition aux traumas.

  • Cela suggère une forme d’équité, contrebalancée par des inégalités régionales marquées.

5. Environnement et traumatismes

  • Les personnes exposées à ≥4 événements traumatiques ont une probabilité plus forte de demander de l’aide (OR = 2.45).

  • Mais vivre dans une zone très dangereuse limite concrètement l’accès aux soins, même pour les cas graves.

  • La prévalence cumulée des troubles est élevée, ce qui reflète un impact durable de la guerre, de l’insécurité et des violences structurelles.

Évaluation de la véracité des conclusions sur la santé mentale des Afghans

Les résultats du rapport sont hautement crédibles, pour plusieurs raisons :

  1. Méthodologie rigoureuse : Enquête en face-à-face, échantillonnage en grappes stratifié, outils validés, ajustement pondéré sur âge et sexe.

  2. Validité externe : Les taux de troubles mentaux (notamment psychose et dépression) sont cohérents avec d’autres pays post-conflit (Liban, Iraq), tout en tenant compte des spécificités afghanes (ruralité, insécurité, accès difficile).

  3. Limites reconnues avec transparence :

    • Sous-représentation des zones les plus dangereuses.

    • Problèmes de littératie rendant l’enquête difficile malgré les lectures orales.

    • Biais de mémoire dans la déclaration des événements traumatiques.

  4. Cohérence des résultats :

    • Le lien fort entre gravité des troubles et recherche d’aide est universellement reconnu.

    • L’influence du danger comme obstacle à l’accès aux soins est démontrée dans d’autres contextes de conflit.

    • L’absence de lien entre genre/éducation/revenu et accès aux soins en contexte de guerre a déjà été observée dans des enquêtes similaires (Liban, Sud-Soudan).

Conclusion générale

La santé mentale de la population afghane est dans un état de crise silencieuse : près d’un Afghan sur deux souffre d’un trouble mental mesurable, mais moins de 7 % obtiennent une quelconque forme d’aide. Ce chiffre, déjà dramatique, masque des inégalités territoriales majeures : ceux qui vivent dans les zones les plus dangereuses — donc les plus traumatisées — sont aussi les moins susceptibles d’accéder à des soins.

La véracité scientifique de cette étude est solide, et son message est sans équivoque : l’Afghanistan est confronté à une épidémie invisible de souffrance psychique, aggravée par les violences, l’exil intérieur et l’effondrement de l’État. L’intégration de la santé mentale dans les soins de base est un progrès notable, mais reste insuffisant sans un engagement massif des acteurs humanitaires et politiques.


Vous pouvez télécharger le rapport complet sur : https://www.ijhpm.com/article_4052.html



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