« Un groupe plus extrême que les talibans sévit et enlève les jeunes filles… Souvent, celles qui reviennent se suicident »
Chela Noori, reportage pour Paris Match – JUIN 2025
Caroline Mangez, avec Juliana Youssef 21/06/2025 à 23:22, Mis à jour le 22/06/2025 à 20:59
« Un groupe plus extrême que les talibans sévit et enlève les jeunes filles… Souvent, celles qui reviennent se suicident »
Une femme afghane à Kaboul. © DR
De retour d’Afghanistan où elle a séjourné du 21 mai dernier au 4 juin, Chela Noori témoigne du triste sort des femmes, dans son pays où elle n’était pas retournée depuis la prise de pouvoir par les talibans le 15 août 2021.
Accompagnée d’un homme comme l’exige la charia qui y est appliquée, mais simplement voilée, Chela Noori a pu sillonner les routes de Jalalabad à Kandahar, de Herat à Kaboul qu’elle a quittée pour la France au moment de l’invasion russe, au début des années 80, après l’assassinat de son père, gouverneur de la ville maudite.
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Paris Match : Quel était le but de votre voyage en Afghanistan ?
Chela Noori : Je n’étais pas retournée en Afghanistan depuis 2017. J’entendais tout et son contraire, je voulais voir de mes propres yeux, ne pas me contenter des reportages que je pouvais lire ou voir à la télévision, de ce que mon équipe ou ma famille sur place racontait. Il fallait aussi régler quelques complications que l’association qui distribue de l’aide alimentaire aux femmes isolées et à leurs enfants rencontre à Kaboul.
Quand vous avez atterri le 21 mai dernier à Kaboul, avez-vous reconnu la ville ?
Chela Noori et son chauffeur, en Afghanistan. © DR
Huit ans sont passés et beaucoup de choses ont changé. La première chose qui m’a frappée c’est le sentiment de paix qui règne. C’est étrange de dire ça, mais quand on y réfléchit puisque ceux qui étaient à l’origine des attentats, des troubles et de l’insécurité se sont emparés du pouvoir, cette menace a logiquement disparu. Et dans cet apaisement, c’est aussi le retour au Moyen-Âge. On parle beaucoup des filles, mais même les garçons ne vont plus à l’école. Seuls ceux qui ont les moyens y vont. Quasiment tout le monde cherche du travail, car il faut savoir qu’il n’y en a plus en Afghanistan. Les hommes désœuvrés errent dans les rues, attendant qu’on vienne les embaucher à la journée.
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Il n’y a plus de vie économique ?
Les marchés sont bondés, les magasins ouverts et approvisionnés, alors qu’une partie de la population est privée de moyens financiers. Les mendiants si présents autrefois ont disparu des rues. Ils se cachent car s’ils se font prendre par les talibans, on les jette en prison.
« Les femmes sont dans une détresse totale »
Est-ce qu’il vous a semblé que les femmes souffrent ?
Elles sont dans une détresse totale. J’ai pu recueillir les témoignages de 15 d’entre elles qui feront l’objet d’un documentaire. Celles qui étudiaient ou travaillaient et se sont retrouvées privées de toute vie active sont malheureuses et en dépression. Leur vie se cantonne désormais à rester chez elles, elles ont à peine le droit de sortir faire les courses, la seule promenade qui soit tolérée. J’ai testé tous les parcs, ils leur sont en effet interdits.
Elles ne veulent plus faire d’enfants, car elles disent qu’il est impossible d’en avoir sans argent. Et celles de la haute société qui ont davantage de moyens et que j’ai pu rencontrer sont tout aussi déprimées. Elles se demandent quoi faire de leurs vies… Du nettoyage ? Ça n’occupe pas toute une journée… J’ai rencontré une ancienne employée du gouvernement qui m’a raconté que sa seule occupation était de s’occuper de son fils et de ranger sa maison, le reste du temps, elle le passe assise à attendre… Elle m’a sorti toute sa garde-robe, des tenues comme l’on porte ici en France, des tailleurs, elle m’a dit qu’elle ne pouvait plus rentrer dedans parce que sa dépression l’a fait énormément grossir. Il faut aussi parler des petites filles. J’ai recueilli les témoignages de sept d’entre elles, notamment trois petites écolières de huit ans que j’ai prises dans ma voiture. Je les ai questionnées pour savoir si elles allaient à l’école. Elles m’ont répondu que oui. Elles voulaient toutes les trois devenir médecin, mais qu’elles savaient qu’à l’âge d’entrer dans l’adolescence l’école leur serait interdite et cela les rend très malheureuses. J’ai interviewé une fillette de 12 ans. Elle savait qu’elle était dans sa dernière année d’étude. Elle s’est mise à pleurer. Elle disait qu’elle allait devenir une moins que rien. Tout ce qu’elles demandent c’est que les talibans les laisse accéder à l’éducation.
Le comportement des hommes envers elles a-t-il changé jusque dans la sphère privée ?
Des jeunes filles en Afghanistan. © DR
Tous les hommes que j’ai vus, des illettrés principalement, m’ont dit vouloir que leurs enfants, filles comprises, étudient. Ils se rendent compte que lorsqu’ils vieilliront et ne pourront plus gagner leur vie, elles ne pourront pas les aider à cause de ce qu’on leur impose aujourd’hui. Sous ce gouvernement, il n’y a plus d’éducation. Les filles en sont privées, et les garçons ne peuvent y accéder parce qu’ils sont obligés d’aller travailler pour manger et aider leurs parents à payer les traites. On sait qu’ils ne vont pas partir, mais s’il vous plaît, dites aux instances internationales qui réfléchissent à les reconnaître qu’elles conditionnent cette reconnaissance au droit pour les femmes d’accéder aux études, au travail. Sans cela, l’Afghanistan n’avancera pas.
Vous êtes-vous jamais senti en danger durant ce voyage ?
Des femmes en Afghanistan. © DR
Les talibans ont des ordres, ils ne veulent pas de grabuge et se retiennent de sortir du cadre de la loi. En revanche j’ai découvert qu’il existe à présent un groupe plus extrémiste et radical. On les appelle les « Amres Ben Marouf », ce qui veut dire « les ordres de Ben Marouf ». Je ne les connaissais pas avant, mais on m’a dit qu’ils étaient déjà là lors de la première prise de pouvoir par les Talibans. Ils sont partout dans le pays et nombreux, reconnaissables à leurs longues barbes noires et leurs tenues vestimentaires : Ils sont habillés tout en blanc avec un turban noir. Ils sont plus durs, appliquent vraiment la charia à la lettre et ne supportent pas, par exemple, de voir les femmes sans la burqa, de les voir dans les rues tout court. Au moindre prétexte ils les arrêtent, les battent en public avec des bâtons. A Kaboul principalement, beaucoup de femmes circulent juste couverte d’un voile, un masque médical leur couvrant le bas du visage.
D’où viennent-ils ?
Je ne sais pas. On m’a dit qu’ils venaient des pays arabes…
« Ils les envoient cueillir des jeunes filles »
D’accord et qu’est-ce qui ressort de votre voyage ? Qu’est-ce qu’on peut faire aujourd’hui pour aider les femmes afghanes et les Afghans en général ?
Au départ, le groupe Ben Marouf était connu pour enlever des filles… Pour rendre la chose légale du point de vue de la charia, ils sont désormais accompagnés de femmes talibanes qui leur servent de caution. Ils les envoient cueillir ces jeunes filles ou ces femmes sous prétexte de tenues incorrectes, puis les forcent à monter dans leurs voitures. Certaines disparaissent pour de bon, d’autres réapparaissent mais qui finissent presque toujours par se suicider…
Pourquoi ?
Sans doute parce que ce qu’ils leur font subir est une honte pour la famille… Parce que si elles ne sont plus vierges, elles ne peuvent plus prétendre à être mariées. J’en ai interviewé une qui m’a avoué hors caméra : « Je vais te dire quelque chose que je n’ai même pas dit à ma propre mère. J’ai été enlevée pendant une heure… » Puis, elle a fondu en larmes et repris : « Je ne peux pas te raconter parce que si j’en parle, je vais me suicider. »
Vous allez sortir un documentaire ?
Chela Noori devant le site des Bouddhas de Bâmiyân. © DR
J’ai filmé toutes ces femmes que j’ai interviewées. Elles ont toutes accepté, et elles étaient même d’accord pour apparaître sans masque mais j’ai refusé parce que les talibans regardent même ce qu’on publie en Occident. Leurs visages seront floutés parce que je crains trop qu’il leur arrive quoi que ce soit. Il faut savoir qu’elles sont traquées. J’ai dormi à Hérat chez une très grande famille, riche et influente. Leurs trois filles ont refusé l’interview car elles savaient qu’étant connues, même floutées, elles s’exposaient à de graves ennuis. Elles étaient respectivement en fac de langues, de droit et à l’école de sage-femmes avant la prise de pouvoir par les Talibans en août 2021. Toutes m’ont raconté que ça fait bientôt quatre ans qu’elles ne bougent plus de leur maison de quatre étages. Elles ne supportent plus leur situation : « tu veux faire quoi toute la journée ? Monter, descendre, monter, descendre ? » Elles ont un parc magnifique juste derrière mais il leur est interdit, seuls les hommes ont le droit de s’y rendre.
Y-a-t-il encore, comme autrefois, des salons de beauté où elles peuvent se retrouver ?
Non, je leur ai demandé comment elles faisaient quand il y avait des mariages. L’une d’elles m’a raconté qu’elle avait installé un salon d’esthétique clandestin chez elle, par esprit de rébellion. « On se maquille entre nous et on va aux mariages », m’a-t-elle dit. On m’a aussi raconté l’histoire qui remonte à trois mois de cette femme qui, rentrant d’un mariage un soir à Kaboul, a été arrêtée à bord d’une voiture par les Talibans. Elle ne portait pas de masque, était maquillée et assise devant, à côté de son mari, alors que trois autres hommes de sa famille se trouvaient sur la banquette arrière. Les talibans l’ont tuée sur place…
Vous êtes allée au-delà de Kaboul, dans d’autres villes. C’est partout le même constat ?
J’ai pris une voiture de location car je tenais à parcourir toutes les régions pour mesurer l’état des routes, savoir si comme autrefois on s’y faisait arrêter, tuer. Tout ça, Dieu merci, ça n’existe plus. Dès 5h00 du matin, vous voyez des ouvriers en train de construire ces routes, il y a beaucoup de chantiers. C’est la seule chose positive que j’ai vue en Afghanistan. Il y a des checkpoints partout et je m’y suis faite arrêter quasi systématiquement. Parce que j’étais assise à l’avant du véhicule, ce que les femmes n’ont pas le droit de faire… Ou même que je conduisais. C’était ma forme de résistance face aux nouveaux maîtres du pays. Je ne mettais pas non plus le voile exactement comme ils le voulaient.
Quelle était l’attitude des hommes qui tiennent ces barrages militaires envers vous Afghane occidentalisée ?
On me prenait tout le temps mon passeport, on le photographiait, on me posait des questions et puis on me relâchait. J’ai eu quelques petits soucis à Hérat où, l’homme qui m’accompagnait, parce que c’est obligatoire et moi-même, avons été arrêtés parce que j’étais au volant. Je me suis fait incendier comme pas possible, traiter d’imbécile de tout ce que vous pouvez imaginer comme propos misogynes.
« Tous les Afghans sont traités comme des malpropres »
En France, vous êtes interprète et travaillez pour de nombreuses structures qui gèrent les migrants afghans, en voyez-vous beaucoup affluer ?
Non, le pays est barricadé, et seuls les hommes peuvent parfois parvenir à prendre les routes à l’exil. La plupart illettrés ce sont ceux qui s’intègrent le plus vite, car ils acceptent de basses besognes pour subvenir aux besoins de leurs familles. Je voudrais saisir l’occasion pour pointer du doigt les propos récents et scandaleux de Didier Leschi, actuel directeur de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration). Il prétend qu’il y aurait une ruée des Afghans vers la France, que nous serions plus de 100 000. Alors qu’en fait, c’est à peine 0,15 % de la population française, ce qui n’est pas énorme. Il dit, sans discernement, qu’il s’agit d’une population dangereuse, qui commet beaucoup d’exactions, ce qui stigmatise toute la communauté. En disant que 90 % des Afghans sont favorables à l’application de la charia, ce qui est complètement faux, il prêche la haine de l’autre, dans un contexte politique que l’on connait, en pleine percée de l’extrême droite. A cause de lui, sur les sites racistes, tous les Afghans sont traités comme des malpropres, des vauriens, des criminels.
Association Afghanes de France
https://www.helloasso.com/associations/association-afghanes-de-france
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