Talibans : quand le masque religieux s’effondre

À Kaboul, l’arrestation brutale du mollah Maulvi Abdul Qadir Qanit, suivie deux jours plus tard par celle de son propre fils, un garçon de seulement douze ans, a déclenché une onde de choc silencieuse dans les cercles religieux afghans. À Balkh, au nord du pays, un autre prédicateur influent, Maulvi Abdul Qahir, fait lui aussi l’objet de pressions croissantes après avoir dénoncé publiquement le régime. Leur point commun : ils sont des hommes de foi, instruits, ancrés dans la tradition islamique, mais fermement opposés à la tyrannie des Talibans.
Ces arrestations ne sont pas anecdotiques. Elles illustrent une crainte profonde au sommet du pouvoir : celle de voir l’autorité religieuse glisser hors de son contrôle. Depuis leur retour au pouvoir en août 2021, les Talibans gouvernent sous le couvert de la charia. Mais lorsque des érudits musulmans commencent à contester ce vernis religieux, c’est l’édifice entier qui menace de s’écrouler.
La dissidence religieuse s’organise dans les mosquées
Un vent de contestation souffle désormais jusque dans les mosquées. À Balkh, le 16 mai 2025, une scène inédite s’est produite à la Rawza Sharif : des fidèles ont scandé « Mort aux Talibans » pour empêcher l’arrestation de Maulvi Abdul Qahir, après un sermon jugé subversif. Celui-ci y dénonçait l’ethnicisme du régime, sa gouvernance tribale et discriminatoire. « On peut conquérir un territoire par les bombes, mais pas les cœurs des hommes », lançait-il à la chaire.
En guise de réponse, les Talibans ont envoyé leurs forces spéciales : armées, encagoulées, accompagnées de véhicules militaires. Elles ont confisqué les téléphones, arrêté plusieurs fidèles, mais n’ont pas réussi à capturer le prédicateur lui-même, protégé par la ferveur populaire.
Le régime a immédiatement contre-attaqué : interdiction de filmer les prêches du vendredi dans tout le Balkh. Les imams ont reçu l’ordre de ne plus enregistrer leurs sermons. Ce durcissement traduit une peur grandissante : celle que leur prétendue légitimité religieuse s’effondre dans les esprits, à commencer par ceux des croyants.
Cette confrontation n’est pas un cas isolé. À Hérat, lors d’une visite officielle, le ministre de la Promotion de la Vertu, Mohammad Khalid Hanafi, a exhorté les oulémas à appliquer la charia dans sa version la plus rigide – notamment contre les femmes. Mais son appel a reçu un accueil glacial, révélant un profond malaise au sein même du clergé.
Une parole libre au nom de la foi
Maulvi Qanit, à Kaboul, est l’un de ces religieux qui dérangent. Déjà emprisonné par les Talibans pour ses critiques, il a de nouveau été arrêté à son domicile. En représailles, les autorités ont capturé son fils cadet, âgé de douze ans, en l’absence du fils aîné, en fuite. Un acte inqualifiable qui traduit la panique d’un régime aux abois.
La scène de son arrestation, filmée par les voisins, est glaçante : des agents des renseignements talibans en civil, surgissant d’un véhicule banalisé, le traînent hors de chez lui devant sa famille et son quartier.
Dans ses sermons, Qanit ne prêche pas la révolte. Il parle de justice, de miséricorde, de la nécessité d’un pouvoir fondé sur la consultation (shura) et non sur la force. Il incarne une parole religieuse critique, enracinée dans le Coran, et c’est cela qui effraie les Talibans.
Un autre prédicateur, Maulvi Abdul Salam Abed, a subi le même sort. Blessé dans un attentat après avoir demandé aux Talibans d’écouter le peuple, il a dû fuir en Turquie. Dans son dernier sermon à Kaboul, il lançait un cri du cœur : « Ils ont licencié des innocents, promulgué des lois absurdes, et nous avons gardé le silence, espérant qu’ils changeraient. »
Quand la foi devient résistance
Ce que révèlent ces événements, c’est que le consensus religieux que les Talibans prétendent incarner est en train de se fissurer. Une dissidence théologique prend forme, discrète mais résolue, portée par des érudits sincères et des croyants révoltés.
Cela remet en cause le cœur même de la stratégie talibane. Car leur pouvoir ne repose pas sur les urnes, ni sur une base sociale large. Il s’appuie uniquement sur deux piliers : la peur et le récit religieux. Si ce dernier s’effondre, le régime perd son dernier masque.
Le plus grand danger pour les Talibans aujourd’hui ne vient donc pas de l’extérieur, mais de l’intérieur : des mosquées, des écoles religieuses, des communautés croyantes qui commencent à dire non. Ce non ne prend pas les armes – pas encore. Il prend la parole. Une parole libre, éthique, enracinée dans la foi, mais opposée à la terreur.
Il faut entendre ces voix. Les relayer. Car elles ouvrent une autre voie : celle d’un islam qui refuse d’être pris en otage par des fanatiques. Celle d’un peuple qui retrouve, dans la religion même, les ressorts de sa dignité.
Les Talibans n’ont aucune chance de survie sans le masque de la charia. Et ce masque est en train de se craqueler, sous l’effet de la vérité. Une vérité prononcée dans la langue du Coran, mais dirigée contre ceux qui l’ont trahi.
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