Sans garçons éduqués, pas de femmes libres

Les garçons oubliés : un angle mort tragique de la crise éducative afghane
Depuis l’arrivée au pouvoir des Talibans en août 2021, l’indignation internationale s’est naturellement concentrée sur la persécution brutale des femmes et des filles, dont l’accès à l’éducation a été méthodiquement démantelé. Cette indignation est légitime, mais elle ne suffit pas à dresser le portrait complet d’un système en ruines. Car une autre réalité, plus silencieuse, progresse en parallèle : celle d’un effondrement généralisé de l’éducation masculine. Deux textes récemment publiés, l’un sur le site afghan 8am.media, l’autre par Human Rights Watch, en apportent la preuve par deux approches très différentes. Le premier, engagé et introspectif, plaide pour une révolution culturelle des hommes afghans. Le second, rigoureux et factuel, dénonce la dégradation vertigineuse de l’école pour les garçons. Ensemble, ces textes lèvent le voile sur une vérité qui dérange : sans éducation des garçons, les filles, même instruites, resteront enfermées dans des sociétés patriarcales incapables d’évoluer.
L’article publié par 8am.media pose d’emblée une question que peu osent formuler : pourquoi parle-t-on si peu de la littératie masculine ? À chaque Journée internationale des droits des femmes, les discours affluent sur l’urgence d’éduquer les filles afghanes, mais ces slogans masquent une autre urgence : celle d’éduquer les garçons. L’autrice, une femme afghane, y décrit un paradoxe tragique. Que vaut l’émancipation d’une fille si son père, son frère, son mari, ou même son fils, reste prisonnier de l’ignorance, de la peur et de la tradition patriarcale ? Comment une femme peut-elle se libérer dans une maison tenue par des hommes qui continuent de croire que la vertu familiale dépend de l’enfermement de leurs filles ? Le constat est implacable : un homme analphabète n’est pas seulement privé de savoir, il est souvent porteur actif de l’oppression.
Cette réflexion se prolonge dans une critique structurelle. L’analphabétisme des hommes n’est pas qu’un problème personnel ; il est un outil de reproduction idéologique. Le mullah analphabète ou fanatisé, le père inflexible, le frère contrôleur, tous deviennent les maillons d’un système qui soumet les femmes. Même l’éducation des filles, lorsqu’elle est tolérée, reste précaire si elle est cernée par des figures masculines hostiles. Une femme peut maîtriser les textes, les chiffres, les idées, mais si elle doit affronter l’hostilité de son environnement immédiat, son savoir devient un fardeau plutôt qu’un levier. Cette réalité, l’autrice de 8am.media la résume en une phrase lucide : « Même si les Talibans disparaissaient demain, nous continuerions de lutter contre des hommes aux esprits figés. »
C’est ici que la notion de « littératie » prend tout son sens. Elle n’est pas seulement la capacité à lire ou écrire, mais un état de conscience, une ouverture à la complexité, une disposition à comprendre l’autre. Cette littératie-là, plus encore que l’instruction académique, manque cruellement aux hommes afghans. L’autrice appelle à un investissement massif, sur plusieurs décennies, dans l’éducation masculine : non pour remplacer celle des filles, mais pour l’accompagner, la rendre possible, la protéger. L’homme ignorant est un danger public ; l’homme éclairé, un partenaire de l’émancipation.
Ce plaidoyer, aussi personnel que politique, entre en résonance avec le rapport de Human Rights Watch publié fin 2023. Sous un titre sobre – « Les écoles échouent aussi à l’égard des garçons » –, l’ONG dévoile une réalité accablante : les garçons aussi sont victimes du système éducatif taliban. Moins visible, moins médiatisée, leur souffrance est pourtant réelle, profonde, systémique. Les Talibans ont licencié les enseignantes qui jouaient un rôle clé dans l’éducation primaire et secondaire, laissant des postes vacants ou confiés à des religieux incompétents. Ils ont supprimé des disciplines entières – anglais, sport, éducation civique – au profit de l’endoctrinement religieux. Et surtout, ils ont instauré un climat d’humiliation généralisée, où les châtiments corporels sont devenus la norme.
Les témoignages collectés par HRW sont glaçants. Des adolescents battus pour avoir utilisé un téléphone, porté une coupe de cheveux jugée indécente, ou simplement exprimé leur ennui. Des enseignants agressifs, parfois analphabètes eux-mêmes, qui dispensent un savoir sans esprit critique, figé dans l’obscurité. Des familles, enfin, qui retirent leurs enfants de l’école, non par rejet de l’éducation, mais pour les protéger d’un environnement violent et inutile. Le résultat ? Une baisse alarmante de la fréquentation scolaire, une perte d’espoir, et l’émergence d’une « génération perdue ».
Ce que les deux textes révèlent, c’est la nature biface de la tragédie éducative afghane. D’un côté, les filles sont exclues par décret, privées d’école dès l’adolescence. De l’autre, les garçons sont enfermés dans des établissements qui ne leur apprennent rien d’utile, et souvent leur font violence. Les unes sont mises à l’écart ; les autres sont façonnés pour obéir. Mais au fond, le mécanisme est le même : empêcher toute autonomie intellectuelle. L’objectif n’est pas tant d’éduquer que de dresser. Or un pays où personne ne pense librement, ni les femmes ni les hommes, ne peut que s’enfoncer dans la servitude.
Là où HRW insiste sur les obligations juridiques – les conventions internationales ratifiées par l’Afghanistan, les droits de l’enfant, l’interdiction des châtiments corporels –, 8am.media pousse la réflexion plus loin. Elle interroge les fondements culturels d’un système où l’homme incarne l’autorité sans jamais être confronté à lui-même. Un père sans éducation n’est pas seulement un obstacle à l’école de sa fille : il est aussi le vecteur d’une vision du monde immobile, figée, où la masculinité repose sur le contrôle, la peur et la répression. En cela, les Talibans ne sont pas une anomalie, mais l’aboutissement d’un modèle patriarcal ancré depuis des générations.
Cette convergence inattendue entre un média afghan indépendant et une organisation internationale de défense des droits de l’homme révèle un point aveugle du débat global sur l’Afghanistan : l’erreur de croire que l’émancipation peut être partielle. Éduquer les filles sans éduquer les garçons, c’est ériger des ponts au-dessus de gouffres. C’est ignorer que l’émancipation est une œuvre collective, qui demande non pas l’exclusion des hommes, mais leur transformation.
Cette idée, l’autrice de 8am.media l’affirme avec force : « Le combat pour les femmes ne doit pas élever de murs entre elles et les hommes. Il doit les unir dans la conscience. » Autrement dit, la condition de l’égalité n’est pas la séparation, mais la convergence éclairée. Cela suppose un investissement massif dans l’éducation des garçons – non pas pour les sauver d’eux-mêmes, mais pour les faire devenir ce qu’ils auraient dû être : des partenaires, des frères, des alliés.
Reste une question, centrale : que faire, maintenant ? HRW appelle à des réformes immédiates : réintégrer les enseignantes, restaurer les matières fondamentales, interdire les violences, garantir un enseignement conforme aux normes internationales. L’autrice de 8am.media, elle, trace un horizon de long terme : des décennies de reconstruction, une réforme des contenus, des enseignants formés à la pensée critique, et surtout un changement radical de mentalité. Les deux approches ne s’opposent pas. Elles s’articulent. L’une répond à l’urgence, l’autre prépare l’avenir.
Car l’enjeu est bien là : si l’on n’éduque pas les garçons, l’Afghanistan n’aura pas seulement perdu ses filles. Il aura perdu son âme. Les femmes éclairées seront seules, cernées d’hommes incapables de comprendre leur démarche. Les garçons, eux, deviendront des adultes frustrés, violents, parfois fanatiques, parfois simplement brisés. Le pays entier se retrouvera prisonnier d’un passé qu’il croyait avoir quitté.
Dans une époque où l’on parle d’apartheid de genre, de guerre contre les femmes, il est crucial de rappeler que le combat pour l’égalité n’est pas une guerre des sexes. C’est une guerre contre l’ignorance. Et cette guerre-là ne peut être gagnée sans armer aussi les garçons de savoir, de sens, de liberté intérieure. C’est peut-être le plus grand défi de l’Afghanistan d’aujourd’hui. Et le seul espoir pour celui de demain.
🔹 « Why We Must Talk About Men’s Literacy » – 8am.media (Hasht‑e Subh Daily)
– Publié le 18 juin 2025 sur 8am.media, média indépendant afghan cbsnews.com+7apnews.com+7apnews.com+7hrw.org+98am.media+98am.media+9
🔹 « “Schools are Failing Boys Too” : The Taliban’s Impact on Boys’ Education in Afghanistan » – Human Rights Watch
– Rapport détaillé publié le 6 décembre 2023, accompagné d’un résumé en ligne
🔹 Autres sources contextuelles :
– Résumé du rapport HRW sur le site HRW News linkedin.com+6hrw.org+6hrw.org+6
– Article CBS News mentionnant les impacts irréversibles sur le système éducatif hrw.org+8cbsnews.com+8apnews.com+8
– Article de l’AFP/Associated Press rappelant l’interdiction scolaire pour plus d’un million de filles linkedin.com+5apnews.com+5thetimes.co.uk+5
– Article du The Times sur la manipulation idéologique des garçons par les Talibans thetimes.co.uk+1
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