«L’Afghanistan est devenu une prison à ciel ouvert»: Fawzia Koofi, la colère froide d’une combattante

PORTRAIT – Cette opposante afghane, qui a quitté Kaboul fin août 2021, au moment du retour des talibans, continue à se battre pour un Afghanistan libre où les femmes retrouvent leurs droits.
« L’Afghanistan est devenu une prison à ciel ouvert. Il y a environ 18 millions de femmes en Afghanistan. 18 millions de femmes qui subissent un apartheid, qui ont été systématiquement effacées de toutes les sphères de la vie, ne peuvent plus rien faire. Ni aller à l’école, ni travailler, ni avoir une entreprise, ni faire des études de médecine, s’exprimer en public ou même chanter. Si un groupe religieux, ethnique ou si des hommes subissaient un tel traitement, est-ce que le monde entier serait silencieux et se contenterait de regarder ce qui se passe ? Non ! »
Cela fait près d’une heure que nous écoutons Fawzia Koofi. Une heure que cette femme, exilée à Londres depuis le retour des talibans au pouvoir, en août 2021, nous raconte ses combats, sa vie d’engagement. Et puis là, tout à coup, elle qui s’exprimait jusqu’alors calmement, dans un anglais parfait, elle qui a envisagé à un moment de présenter sa candidature à l’élection présidentielle de 2014, et a été victime de deux tentatives d’assassinat, change de ton. Son regard se fait plus noir, implacable.
Pour laisser percer sa colère, son incompréhension face à l’inertie du « monde libre » mais aussi des féministes occidentales peu préoccupées dans leur grande majorité par le sort de leurs « sœurs » afghanes. C’est d’ailleurs à ces sœurs, mais aussi à leurs pères, maris et enfants, que la diplomate militante a adressé son dernier livre publié aux Éditions Michel Lafon (Lettres à mes sœurs : la voix des Afghanes, Éditions Michel Lafon). Un livre comme une bouteille à la mer, écrit quatorze ans après son précédent, Lettres à mes filles, paru en 2011 et qui avait rencontré un grand succès à l’époque.
Opposante déterminée
Attablée devant un thé vert dans le bar d’un hôtel du 9e arrondissement, ayant laissé tomber son voile sur les épaules (quand on lui demande pourquoi, elle répond « on est comme dans une maison, entre femmes »), celle dont le nom avait été évoqué pour le prix Nobel de la paix en 2020, poursuit : « Face à l’inaction des instances internationales, je veux inviter toutes les femmes à se lever et à faire entendre leur voix. Parce qu’elles doivent prendre conscience que cela peut leur arriver n’importe où dans le monde demain ! Il y a partout des petits groupes radicalisés qui s’inspirent de près ou de loin des talibans. »
Les talibans ont peur des femmes éduquées et indépendantes financièrement
Fawzia Koofi
Opposante déterminée (elle passe 80 % de son temps à s’occuper de l’Afghanistan) et « féministe et musulmane », l’ancienne vice-présidente du Parlement afghan qui estime que l’Afghanistan a été « donné aux talibans », après l’accord signé avec les Américains en février 2020, a pourtant cru un temps qu’il était possible de négocier avec eux, notamment pour engager un processus politique. Elle s’est ainsi rendue à Doha, au Qatar, mais en est revenue bredouille. Et, confortée dans sa conviction que ces talibans – qui avaient assuré qu’ils avaient « changé » – n’avaient en réalité qu’un souhait : celui d’effacer de la vie publique la population féminine.
Et ce au nom de la religion, alors « qu’ils ne connaissent rien à l’islam et l’instrumentalisent ». A-t-elle vraiment cru qu’il était possible de négocier avec les talibans s’étonne-t-on ? « J’étais naïve, admet-elle, ils ont définitivement choisi le chemin de la violence et de l’oppression des femmes. » Et comment explique-t-elle cette focalisation obsessionnelle envers les femmes ? « Les talibans ont peur des femmes éduquées et indépendantes financièrement. Leur existence a reposé de tout temps sur l’écrasement des femmes qui sont pour eux comme un outil de guerre », répond-elle d’un trait.
À lire aussi L’éditorial de Philippe Gélie : «L’Afghanistan des talibans, le pays des fous»
Soutenue par sa mère
Elle-même sait de quoi elle parle. Avant même l’arrivée des talibans au pouvoir en 1996 (ils y sont restés jusqu’en 2001 avant d’y revenir vingt ans plus tard, NDLR), elle a connu « la discrimination » à toutes les étapes de sa vie. « À chaque minute de ma vie, j’ai dû me battre pour être visible ». Elle sait aussi, au plus profond de son être, « ce que ressentent les femmes aujourd’hui en Afghanistan. Je me souviens qu’il y a des jours où, comme femme, j’avais envie de mourir ».

Élevée dans une famille de 23 enfants, avec un père polygame et violent engagé en politique (il a été assassiné lorsqu’elle avait 4 ans), Fawzia Koofi a été soutenue par sa mère dans son désir d’étudier, contre la volonté de son père puis de son frère. « Mon père avait installé une école dans notre région, mais il ne voulait pas que ses filles y aillent de peur de perdre les voix des conservateurs. » La jeune Fawzia exauce le souhait de sa mère qui rêve de la voir devenir médecin en entamant des études de médecine qu’elle devra interrompre à l’arrivée des talibans. Elle décide alors de se marier avec ingénieur chimiste, professeur, dont elle est tombée amoureuse. Et là encore, elle doit s’opposer dans un premier temps à ses frères qui refusent cette alliance sous prétexte qu’il ne vient pas « du même milieu » qu’eux.
Une carrière politique
Las ! Juste après leur mariage, son mari est fait prisonnier par les talibans qui lui reprochent d’avoir épousé une femme venant d’une famille engagée en politique. Fawzia tente alors par tous les moyens d’obtenir sa libération. Tout en ayant commencé à donner des cours dans des écoles clandestines, elle écrit aux talibans, se rend régulièrement à la prison. « Le premier jour, se souvient-elle, j’avais encore le henné du mariage dans les mains, j’étais en talons hauts sous ma burqa. » Elle continue : « Nous n’avions pas de ressources, l’hiver était froid, très froid, le bas de ma burqa était gelé. » « Cela a été mon premier acte politique, analyse-t-elle aujourd’hui. Je devais faire libérer mon mari. Je pense que cette difficulté m’a donné la passion de faire de la politique. »
Quand vous cassez les femmes, elles deviennent plus fortes. Elles sont comme du verre brisé, elles deviennent de plus en plus tranchantes
Fawzia Koofi
Devenue avocate par la suite, une fois le régime des talibans tombé, elle entame sa « vraie » carrière politique en 2005, en faisant campagne pour entrer au Parlement. Là encore, et même une fois élue, rien ne va de soi. « J’avais 29 ans, j’étais jolie. On ne me regardait pas pour mes aptitudes et connaissances mais comme une femme. Je devais me battre pour intervenir, pour moi et les autres femmes. Je me souviens que les micros étaient coupés bien plus vite quand c’étaient des femmes qui parlaient. J’ai cependant peu à peu conquis le respect des hommes en montrant que je connaissais mes dossiers, que je pouvais parler de chiffres, notamment lors des discussions budgétaires. »
Aujourd’hui, loin de son pays mais toujours aussi déterminée à y faire renaître la démocratie et les droits des femmes, Fawzia Koofi demeure confiante : « Quand vous cassez les femmes, elles deviennent plus fortes. Elles sont comme du verre brisé, elles deviennent de plus en plus tranchantes. »
*« Lettres à mes sœurs : la voix des Afghanes ». Fawzia Koofi. Éditions Michel Lafon
Comments are closed