Qui se bat encore pour la démocratie ? La leçon afghane

La Lettre d’Afghanistan 5 juin 2025

Il flotte dans l’air des démocraties occidentales comme un parfum de renoncement. À mesure que les générations passent, les valeurs qui ont porté l’essor de la civilisation libérale — liberté d’expression, droits humains, égalité devant la loi, souveraineté populaire — semblent s’effriter sous le poids d’un individualisme consumériste, d’une fatigue historique, et d’une désorientation morale. Les discours politiques se vident, les institutions peinent à inspirer confiance, et la mémoire collective s’use, comme si le confort avait désarmé les peuples. Ironie tragique : au même moment, à des milliers de kilomètres, dans les montagnes et les vallées d’un pays ravagé par le despotisme, des hommes et des femmes prennent tous les risques pour défendre précisément ces mêmes idéaux. Ce pays, c’est l’Afghanistan. Et ces hommes et ces femmes, ce sont les résistants afghans.

Le déclin moral des démocraties sûres d’elles-mêmes

Depuis plusieurs décennies, les démocraties occidentales vivent dans une forme d’autosuffisance molle. Elles s’imaginent que les droits et libertés sont éternels, qu’ils coulent de source, comme si l’Histoire avait définitivement basculé du bon côté. Pourtant, un regard lucide sur l’époque révèle des fissures profondes : la montée de régimes autoritaires élus, la banalisation des discours xénophobes, les attaques répétées contre la liberté de la presse, le relativisme des valeurs face aux enjeux économiques, et même un cynisme croissant envers la démocratie elle-même. L’éducation civique est en recul, le débat public se polarise, et l’on semble parfois oublier que les libertés sont fragiles — et réversibles.

Dans un tel contexte, il est tentant de voir le monde en crise comme un lointain théâtre étranger. On regarde les horreurs avec distance, on s’indigne brièvement, puis on passe à autre chose. L’Afghanistan, redevenu invisible depuis le départ des troupes américaines en 2021, incarne à lui seul cette forme d’abandon. La tragédie qui s’y déroule — celle d’un peuple broyé par un régime théocratique, oppresseur et ethniciste — n’ébranle plus guère les opinions publiques occidentales, engourdies et parfois complices par inaction.

L’Afghanistan, un miroir inversé de la démocratie

Et pourtant, c’est là que le paradoxe surgit avec une force bouleversante : ce sont les Afghans eux-mêmes — ceux que l’on pensait à jamais vaincus — qui ravivent aujourd’hui l’étincelle démocratique. Ils n’ont ni grandes institutions, ni forums médiatiques puissants, ni soutien militaire international. Ils n’ont que leur volonté, leur mémoire et leur foi en des principes universels.

Depuis les montagnes du Panjshir jusqu’aux quartiers secrets de Kaboul, depuis les femmes qui manifestent à visage découvert jusqu’aux combattants de l’ombre, une partie du peuple afghan continue de dire non à la tyrannie. Ils réclament un gouvernement élu, des droits égaux pour les femmes et les minorités, la liberté de conscience et d’expression, la justice indépendante, l’éducation pour tous — en somme, tout ce que la démocratie a de plus noble à offrir.

Ces valeurs, ils ne les invoquent pas comme des slogans vides, mais comme des armes morales. Ils en ont soif parce qu’ils en sont privés. Et ils s’en réclament avec une dignité qui devrait faire rougir bien des démocraties rassasiées.

Il y a quelque chose de profondément émouvant à entendre des résistants afghans parler de Montesquieu, des droits de l’homme, de l’héritage républicain ou des conventions de Genève, pendant que dans certaines universités occidentales, on débat pour savoir si ces concepts ne sont pas, au fond, des constructions « coloniales » dépassées. L’histoire est parfois ironique jusqu’au vertige : ceux qui ont hérité de la liberté la méprisent ou l’oublient ; ceux à qui elle est refusée la défendent avec héroïsme.

Rendre grâce… et rendre justice

Qu’on les appelle NRF, AFF, ALM ou simples citoyennes en révolte, les résistants afghans incarnent une vérité politique essentielle : la démocratie n’est pas une géographie, mais un combat. Elle ne se réduit pas à des institutions ou à des normes juridiques. Elle est d’abord un souffle, une espérance, une exigence d’humanité. Et cette exigence, ils la portent seuls, dans un silence assourdissant.

Il est temps de leur rendre hommage — non par pitié, mais par admiration. Ils méritent non seulement notre respect, mais notre solidarité active. Car leur lutte est aussi la nôtre. Elle nous rappelle ce que nous avons été, ce que nous prétendons encore être, et ce que nous risquons de cesser d’être si nous n’y prenons garde.

Les résistants afghans sont, aujourd’hui, les gardiens d’une flamme que nous avons peut-être laissée vaciller. Ils sont la preuve vivante que l’amour de la liberté, de la justice et de la dignité humaine peut survivre à toutes les ténèbres — même celles d’un régime totalitaire religieux, même celles de l’indifférence internationale.

Alors oui, qu’ils en soient remerciés. Non seulement pour leur combat, mais pour ce qu’ils nous apprennent. Leur existence est un reproche à notre passivité, une exhortation à la mémoire, une incitation à agir. Ils nous tendent un miroir. Aurons-nous le courage de nous y regarder ?



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