Afghanistan : la paix la plus amère de l’histoire contemporaine

« La satisfaction de vie moyenne en Afghanistan après la prise de pouvoir des Talibans est la plus basse jamais enregistrée dans l’histoire des études sur le bien-être subjectf.
Synthèse du document : « Epilogue to the war: Afghanistan reports the lowest well-being in recorded history »
https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.ads4156
Contexte et objectif de l’étude
Cette étude analyse l’impact de la fin de la guerre en Afghanistan sur le bien-être subjectif de la population, en s’appuyant sur des échantillons représentatifs de 4 127 Afghans interrogés lors des dernières phases de la guerre et après la prise de pouvoir des Talibans en 2022. L’objectif est de comprendre comment la fin d’un conflit armé majeur influence la satisfaction de vie et l’espoir des civils, en comparant ces données à celles de plus de 170 pays sur la période 1946-2022
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Principaux résultats
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Après la fin de la guerre et le retour des Talibans au pouvoir en 2022, la satisfaction de vie des Afghans a chuté de manière spectaculaire. Deux tiers des personnes interrogées ont attribué une note de 0 ou 1 (sur une échelle de 0 à 10) à leur satisfaction de vie.
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Le score moyen de satisfaction de vie en Afghanistan en 2022 (M = 1,28) est le plus bas jamais enregistré dans les bases de données internationales sur le bien-être, couvrant plus de 170 pays depuis 1946.
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Le score moyen d’espoir pour l’avenir a également atteint un niveau critique (M = 1,02) en 2022.
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Cette baisse du bien-être est survenue malgré la diminution de la violence physique, illustrant que la fin de la guerre n’a pas apporté d’amélioration perceptible pour la population civile et a même aggravé leur ressenti
Méthodologie
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Les données proviennent du Gallup World Poll, avec des entretiens en face à face menés en 2018-2019 (avant le retrait américain), en 2021 (pendant le retrait et la prise de pouvoir des Talibans), et en 2022 (après l’installation du nouveau régime).
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La satisfaction de vie a été mesurée à l’aide de l’échelle de Cantril (0 = pire vie possible, 10 = meilleure vie possible).
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Les analyses statistiques montrent que la chute de la satisfaction de vie après 2021 est robuste et significative
Comparaison internationale et historique
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Aucun autre pays n’a enregistré un score moyen de satisfaction de vie aussi bas qu’en Afghanistan en 2022, que ce soit dans le Gallup World Poll (depuis 2005) ou dans la World Database of Happiness (depuis 1946).
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Les scores les plus bas précédemment observés concernaient le Liban (2021, 2022), l’Irak (2004) et la République dominicaine (1962), mais aucun n’atteint le niveau d’Afghanistan en 2022.
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À l’inverse, les scores les plus élevés ont été observés au Danemark, en Finlande, au Mexique et en Thaïlande (scores proches de 9 sur 10)
Conclusions
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L’étude remet en cause les modèles comportementaux occidentaux qui minimisent l’impact des circonstances de vie sur le bien-être subjectif, montrant qu’en contexte de guerre et de crise, ces circonstances sont déterminantes.
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La fin de la guerre n’a pas amélioré, mais a aggravé la perception du bien-être chez les Afghans, en raison de l’incertitude, de la crise économique, de la répression politique, de la coupure de l’aide humanitaire et de la dégradation des conditions de vie
Citation clé
« La satisfaction de vie moyenne en Afghanistan après la prise de pouvoir des Talibans est la plus basse jamais enregistrée dans l’histoire des études sur le bien-être subjectf.
Résumé en une phrase :
La fin de la guerre en Afghanistan a conduit à une chute historique et sans précédent du bien-être subjectif de la population, faisant de l’Afghanistan le pays le moins satisfait de l’histoire mesurée du bien-être mondial
Afghanistan : la paix la plus amère de l’histoire contemporaine
L’Afghanistan, pays meurtri par des décennies de conflits, vient de franchir un seuil tragique : malgré la fin officielle de la guerre en 2021, il affiche désormais le niveau de bien-être subjectif le plus bas jamais enregistré dans l’histoire moderne. Ce constat, issu d’une étude internationale rigoureuse
, bouleverse les idées reçues sur la guerre, la paix et la résilience humaine. Comment expliquer qu’après la fin des combats, le peuple afghan sombre dans un désespoir plus profond encore que sous les bombes ? Cette situation inédite interroge nos modèles de psychologie sociale, notre conception de la paix, et la responsabilité de la communauté internationale.
La guerre, la paix, et la théorie occidentale du bonheur
Depuis des décennies, la science du bien-être s’appuie sur des modèles issus de sociétés occidentales stables et prospères, suggérant que les circonstances de vie n’expliquent qu’une petite part du bonheur. Selon le « Sustainable Happiness Model », l’essentiel de notre satisfaction viendrait de facteurs génétiques ou d’activités volontaires (pratiquer la gratitude, faire du sport, etc.), et non de la situation matérielle ou politique. Mais l’Afghanistan, comme d’autres pays en guerre, vient brutalement contredire cette vision : la réalité du terrain montre que les bouleversements politiques et les crises humanitaires peuvent anéantir l’espoir et la satisfaction de millions de personnes, quels que soient leurs efforts individuels
.Vingt ans de guerre, une paix sans lendemain
Pour comprendre l’effondrement du bien-être afghan, il faut revenir sur l’histoire récente du pays. Après l’intervention américaine de 2001, le régime taliban est renversé. S’ensuivent vingt ans de guerre, de violences, de bombardements, de tentatives de reconstruction, puis un retrait précipité des forces occidentales en 2021. En quelques semaines, les Talibans reprennent le pouvoir. La population, déjà épuisée par les conflits, bascule dans l’incertitude la plus totale.
L’étude s’appuie sur des enquêtes menées en 2018-2019 (avant le retrait américain), en 2021 (pendant la chute de Kaboul), puis en 2022 (sous le régime taliban consolidé). Les chiffres sont sans appel : la satisfaction de vie moyenne, mesurée sur une échelle de 0 à 10, s’effondre à 1,28 en 2022. Deux tiers des Afghans interrogés donnent à leur vie la note minimale (0 ou 1). L’espoir pour l’avenir, mesuré par la même échelle, atteint 1,02. Jamais, dans aucune base de données internationale, un pays n’avait affiché de scores aussi bas, même en temps de guerre ouverte
Pourquoi la paix n’a-t-elle pas apporté le soulagement attendu ?
On pourrait croire, naïvement, que la fin des combats apporterait un mieux-être immédiat. Mais la réalité afghane est plus complexe et tragique. Plusieurs facteurs expliquent ce paradoxe :
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Effondrement économique : Avec le départ des forces occidentales, l’économie s’est effondrée. Les aides internationales, qui représentaient une part essentielle du PIB, ont été coupées ou drastiquement réduites. Le chômage explose, la pauvreté s’étend, la faim menace des millions de personnes.
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Crise humanitaire : Sécheresse, pandémie de COVID-19, tremblements de terre, infrastructures détruites : le pays fait face à une accumulation de crises, sans moyens pour y répondre.
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Répression politique et sociale : Le retour des Talibans s’accompagne de restrictions sévères, notamment pour les femmes et les minorités. L’incertitude sur les droits, l’éducation, la liberté d’expression, alimente l’angoisse collective.
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Perte de repères et d’avenir : La jeunesse, qui avait connu une relative ouverture, se retrouve soudainement privée de perspectives. L’exode massif, les tentatives désespérées de fuir le pays, témoignent de ce désespoir.
L’Afghanistan, exception ou révélateur ?
Le cas afghan n’est pas seulement un drame national : il met en lumière les limites des modèles occidentaux du bien-être. Les chercheurs soulignent que la plupart des études sur le bonheur sont menées dans des pays riches, en paix, où les aléas de la vie sont relativement maîtrisés. Mais dans les sociétés confrontées à la guerre, à la misère, à l’instabilité chronique, les circonstances de vie deviennent le facteur déterminant du bien-être. Les modèles qui minimisent l’impact des conditions extérieures ne tiennent plus
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Cette leçon est d’autant plus cruciale que près de deux milliards de personnes vivent aujourd’hui dans des zones de conflit. Les politiques publiques, l’aide internationale, et même la recherche scientifique, doivent intégrer cette réalité : la paix n’est pas simplement l’absence de guerre, mais la reconstruction d’un tissu social, économique et politique permettant l’espoir et la dignité.
Des chiffres qui interpellent la conscience mondiale
La comparaison internationale est édifiante. Même au plus fort de la guerre en Irak (2004), ou lors de crises majeures au Liban ou en République dominicaine, les scores de satisfaction de vie restaient supérieurs à ceux de l’Afghanistan en 2022. À l’inverse, les pays nordiques, le Mexique ou la Thaïlande, affichent des scores proches de 9 sur 10, illustrant l’écart abyssal qui sépare les sociétés stables des sociétés en crise.
Ce gouffre statistique n’est pas qu’un indicateur abstrait : il traduit une souffrance humaine massive, un désespoir collectif, une perte de sens. Plus de 99 % des Afghans interrogés déclarent une satisfaction de vie inférieure à 5 ; la majorité ne voit aucun avenir meilleur à cinq ans. Ce constat devrait alerter la communauté internationale sur l’urgence d’agir, non seulement pour cesser les violences, mais pour reconstruire les conditions d’un véritable mieux-être.
La responsabilité internationale et l’avenir incertain
L’étude met aussi en cause la responsabilité des puissances étrangères. Les décisions prises à Washington, Londres ou Bruxelles ont eu des conséquences directes sur la vie de millions d’Afghans. Le retrait précipité, la suspension de l’aide, l’absence de plan de transition crédible, ont aggravé la crise. Mais la communauté internationale ne peut se contenter de constater l’échec : elle doit repenser son approche, en intégrant la dimension psychologique et sociale des conflits.
La reconstruction du bien-être passe par la relance de l’aide humanitaire, le soutien à l’éducation, la protection des droits fondamentaux, et la création de perspectives économiques. Sans cela, la « paix » restera un mot creux, synonyme de résignation et de misère.
Vers une nouvelle définition de la paix et du bien-être
L’Afghanistan nous oblige à repenser la notion même de paix. La fin des combats ne suffit pas à restaurer l’espoir. Le bien-être d’une société dépend de sa capacité à offrir à chacun la sécurité, la justice, la dignité, et la possibilité de se projeter dans l’avenir. Les modèles de psychologie positive, s’ils veulent rester pertinents, doivent intégrer la réalité des sociétés en crise, et reconnaître que les circonstances de vie, loin d’être secondaires, sont parfois déterminantes.
Conclusion : l’Afghanistan, miroir de nos illusions
L’histoire récente de l’Afghanistan est un avertissement. Elle montre que la paix, sans justice, sans reconstruction, sans espoir, peut être plus douloureuse encore que la guerre. Les chiffres du bien-être subjectif ne sont pas de simples statistiques : ils sont le reflet d’une humanité blessée, d’un peuple qui attend autre chose que la fin des bombes. Ils nous rappellent que la paix véritable est un chantier long, complexe, qui exige l’engagement de tous.
En Afghanistan, la guerre est peut-être terminée, mais la paix reste à construire. C’est là le défi, et la responsabilité, de notre époque.
Ce texte s’appuie sur l’étude « Epilogue to the war: Afghanistan reports the lowest well-being in recorded history » publiée sur science.org, ainsi que sur les données du Gallup World Poll et de la World Database of Happiness
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