Du lait, des questions : ce que cache la cargaison française arrivée en Afghanistan

Il ne s’agit que de huit wagons de lait en poudre. Et pourtant, cette cargaison ferroviaire venue de France et arrivée fin mai à Herat, dans l’ouest de l’Afghanistan, soulève un flot de questions éthiques, politiques et économiques. Dans un pays coupé du monde, dirigé par un régime fondamentaliste non reconnu par la communauté internationale, chaque échange avec l’extérieur prend une dimension hautement symbolique.

Pour les Talibans, l’événement est présenté comme un triomphe. Dans un communiqué diffusé par le bureau du gouverneur de la province de Herat, les autorités se félicitent d’une étape décisive dans le « renforcement de la connectivité commerciale entre l’Afghanistan et l’Europe ». L’Emirat islamique se rêve en carrefour logistique, utilisant la voie ferrée Herat-Khaf – construite avec l’Iran – pour afficher un semblant d’ouverture économique.

Mais que s’est-il vraiment passé ? Qui a envoyé cette cargaison ? Qui l’a réceptionnée ? Et surtout : dans quel but ? Car derrière ces huit wagons de poudre lactée se cache une opacité préoccupante, qui brouille les frontières entre aide humanitaire, commerce privé et légitimation implicite du régime.

Hypothèse 1 : un contrat commercial privé entre entreprises

La première hypothèse – celle que les Talibans mettent en avant – serait celle d’un contrat de commerce international classique. Une entreprise française, exportant du lait en poudre, aurait conclu une vente avec un importateur afghan, ou un intermédiaire iranien ou pakistanais.

Le caractère plausible de cette version repose sur un fait : le commerce n’implique pas nécessairement une reconnaissance diplomatique. Il est tout à fait possible qu’une société française, légalement enregistrée, ait conclu une vente avec une entité afghane sans lien officiel avec le gouvernement. Toutefois, cette transaction poserait immédiatement la question du cadre juridique et du contrôle : les Talibans sont-ils derrière l’importateur ? L’entreprise française était-elle informée que le régime allait s’approprier politiquement cette livraison ?

Dans un contexte où l’Union européenne a suspendu toute coopération avec l’administration talibane, une telle opération, même légale, pourrait être perçue comme une brèche stratégique dans le front du non-engagement. Et une victoire de propagande pour les Talibans.

Hypothèse 2 : une aide humanitaire camouflée

Une autre piste est celle d’une aide humanitaire indirecte, destinée à la population afghane via des ONG locales ou internationales. Dans ce cas, le lait en poudre aurait été expédié par une organisation caritative française, ou un prestataire logistique agissant pour le compte d’une ONG ou d’une agence onusienne.

Cette hypothèse est cohérente avec les besoins humanitaires criants du pays. Près de 24 millions d’Afghans ont besoin d’assistance alimentaire, selon l’ONU. Le lait en poudre, souvent destiné aux enfants et aux nourrissons, figure en tête des denrées essentielles dans les plans de secours.

Mais alors, pourquoi une telle discrétion ? Pourquoi aucune organisation humanitaire française n’a revendiqué la livraison ? Pourquoi les Talibans parlent-ils d’un succès commercial, et non d’un convoi humanitaire ? Deux réponses sont possibles : soit les ONG préfèrent rester discrètes pour ne pas compromettre leur action dans un pays où la moindre visibilité peut entraîner l’expulsion ; soit, plus troublant, le contenu humanitaire a été détourné pour être récupéré comme outil de propagande.

Hypothèse 3 : une livraison humanitaire réaffectée

Le scénario le plus inquiétant serait celui d’une cargaison initialement destinée à un programme d’aide, mais confisquée, réquisitionnée ou instrumentalisée par les autorités talibanes. On sait que ce régime contrôle étroitement la distribution de l’aide internationale. Des rapports de Human Rights Watch ou de l’ONU font état de détournements systématiques de l’aide vers les zones pachtounes favorisées ou les réseaux de clientélisme du régime.

Dans ce contexte, il n’est pas exclu que les Talibans aient laissé passer la cargaison depuis l’Iran – où les contrôles sont faibles et la complicité souvent implicite – pour mieux la récupérer et l’utiliser comme preuve de leur pouvoir d’attraction économique, quitte à brouiller totalement les intentions de l’expéditeur.

Le communiqué des Talibans : un coup de com’

Ce qui est sûr, en revanche, c’est l’usage politique immédiat qu’en ont fait les Talibans. Voici un extrait typique de leur rhétorique :

« Cette avancée est considérée comme une étape importante pour relier l’Afghanistan à l’Europe. L’arrivée de cette cargaison via le corridor ferroviaire Khaf-Herat prouve la capacité de l’émirat islamique à établir des liens logistiques avec les grandes puissances économiques mondiales. »

Ils insistent également sur leur ambition de faire de l’Afghanistan un « pont terrestre entre l’Asie et l’Europe ». Ce vocabulaire, inspiré des discours de la Chine ou de l’Iran, vise à créer l’illusion d’un régime stable, souverain et intégré dans les flux économiques mondiaux, alors même qu’il reste isolé diplomatiquement et sous sanctions.

Ce que cette affaire révèle

Qu’il s’agisse d’un contrat privé, d’un convoi humanitaire, ou d’un détournement, cette livraison soulève plusieurs interrogations majeures :

  • Qui contrôle les échanges commerciaux avec l’Afghanistan ? La douane française, les services de renseignement, l’Union européenne, sont-ils informés de ces flux ?

  • Les entreprises françaises vérifient-elles leurs partenaires ? Peuvent-elles affirmer que leur marchandise ne bénéficie pas directement à un régime totalitaire ?

  • Quel rôle joue l’Iran dans le transit de ces marchandises ? Est-il devenu une plaque tournante logistique vers le régime taliban ?

  • Et enfin : peut-on aider la population afghane sans renforcer le pouvoir des talibans ?

À ces questions, aucune réponse simple. Mais un constat s’impose : chaque tonne de lait, chaque conteneur, chaque convoi est désormais un champ de bataille géopolitique. Et tant que les acteurs publics et privés n’établiront pas de lignes rouges claires, les Talibans continueront de transformer la solidarité ou le commerce en arme de légitimation.

 

 



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