Afghans en France : entre obstacles, promesses et réalités d’intégration

Depuis la prise de pouvoir des Talibans en août 2021, la France a accueilli plusieurs milliers d’Afghans, dont nombre d’intellectuels, de journalistes, de femmes engagées, mais aussi des familles entières exfiltrées dans l’urgence. Leur intégration s’inscrit dans une longue tradition d’accueil, mais elle s’accompagne aussi de défis spécifiques – accentués par une méconnaissance persistante de leur histoire, leur culture et de la diversité des profils afghans.
Des parcours d’intégration qui fonctionnent, mais restent invisibles
Trop souvent, les discours publics sur les Afghans en France se focalisent sur les échecs, les cas isolés de radicalisation ou les difficultés linguistiques. Pourtant, de nombreux parcours d’intégration réussis restent dans l’ombre. Des jeunes Afghans obtiennent leur diplôme, entrent à l’université, montent des associations, deviennent travailleurs sociaux ou médiateurs interculturels. Certains s’engagent même pour soutenir d’autres réfugiés dans des dispositifs d’entraide ou de formation.
C’est le cas, par exemple, de Zainab*, une jeune Hazara exfiltrée en 2021, qui termine aujourd’hui une licence de droit à Toulouse et milite pour les droits des femmes. D’autres, comme Omar*, ancien journaliste pachtoune, travaillent aujourd’hui pour des ONG humanitaires francophones. Ces réussites montrent que, lorsqu’un accompagnement efficace existe – cours de langue, logement stable, accès rapide à la formation – l’intégration est possible et durable.
Les failles d’un accueil souvent sous-dimensionné
Malgré ces exemples, de nombreux obstacles freinent le parcours d’intégration. L’accès au logement demeure un problème majeur, en particulier pour les demandeurs d’asile hébergés dans des structures d’urgence saturées. La lenteur des procédures administratives, les délais pour obtenir une place en formation linguistique, ou encore la rareté des traducteurs pour les langues minoritaires (dari, pachto, ouzbek) compliquent l’autonomie des réfugiés.
Les associations comme France Terre d’Asile, Forum réfugiés, ou Utopia 56 alertent régulièrement sur ces points. Pour nombre d’Afghans arrivés récemment, l’attente prolongée dans des centres provisoires, sans activité ni perspective, peut mener à un repli psychologique ou une désillusion. Ce n’est pas un échec de leur part, mais un symptôme de politiques publiques mal adaptées.
Un peuple, plusieurs cultures : la complexité afghane en exil
L’Afghanistan est un pays d’une extrême diversité ethnique, linguistique et religieuse. Parmi les réfugiés, on compte des Tadjiks, des Hazaras chiites, des Pachtounes sunnites, des Ouzbeks, des Turkmènes, voire des Baloutches ou des Nouristanis. Chacun porte une histoire, un rapport différent à l’État, à la modernité, à la religion, aux Talibans.
Cette hétérogénéité a des répercussions dans l’exil. Les traumatismes, les hiérarchies communautaires, les conflits historiques – notamment entre Pachtounes et Hazaras – ne disparaissent pas à la frontière. Ignorer ces différences dans les dispositifs d’accueil revient souvent à créer de nouvelles tensions. Des rapports du Centre Primo Levi ou de Médecins du Monde témoignent de violences intra-communautaires dans certains foyers ou centres d’hébergement.
Il est donc crucial que les acteurs de terrain soient formés à cette diversité, et que les politiques d’intégration évitent toute approche homogénéisante. Comprendre qu’un réfugié afghan peut être féministe et laïc, ou au contraire très conservateur, est une condition de réussite.
L’intégration n’est pas qu’affaire de réfugiés : la société d’accueil doit jouer son rôle
Si certains parcours échouent, c’est aussi parce que l’environnement n’est pas toujours propice. La montée des discours anti-migrants, les amalgames avec le terrorisme, ou les campagnes politiques qui instrumentalisent des faits divers isolés minent les efforts d’intégration. Les Afghans, souvent invisibilisés dans les médias, se trouvent désignés collectivement comme “problème”, ce qui les stigmatise.
Des études menées par le CNRS (voir travaux de Catherine Wihtol de Wenden) montrent que plus un groupe est stigmatisé dans l’espace public, plus ses membres risquent la marginalisation. L’effet est d’autant plus fort que nombre d’Afghans, notamment les femmes, ne se sentent pas légitimes pour prendre la parole ou contester ces représentations.
Dans les faits, l’immense majorité des réfugiés afghans n’ont aucune proximité idéologique avec les Talibans – ils en sont justement les victimes. Mais cette réalité est trop souvent ignorée dans les débats publics. Des reportages comme ceux de Disclose ou Mediapart l’ont souligné : des journalistes exilés ayant combattu les Talibans sont parfois suspectés de radicalisme, sur la base de leurs origines pachtounes ou de leur simple appartenance religieuse.
Rattraper les échecs : une responsabilité collective
Il serait faux de nier qu’il existe des situations d’échec : des jeunes en errance, des femmes isolées, des tensions dans les quartiers, des mineurs non scolarisés. Mais il est possible d’agir.
Plusieurs dispositifs commencent à faire leurs preuves. À Paris, l’initiative Réfugié.e.s info portée par la Délégation interministérielle à l’accueil des réfugiés, propose des plateformes multilingues qui facilitent l’accès aux droits. Des formations comme HOPE (Hébergement, orientation, parcours vers l’emploi) permettent à des réfugiés d’intégrer le monde du travail tout en suivant des cours de français.
D’autres programmes mis en place par La Cimade, Singa ou le Secours Catholique proposent du mentorat entre Français et réfugiés, pour rompre l’isolement et bâtir des ponts culturels. Des villes comme Nantes, Lyon ou Strasbourg développent des “quartiers de bienvenue” où les Afghans peuvent se reconstruire dans la durée.
À condition de coordination entre l’État, les collectivités, les associations et la société civile, il est possible de transformer une situation difficile en levier d’intégration positive.
Ne pas essentialiser : la clé d’une politique humaine
Enfin, il importe de rompre avec les visions culturalistes ou généralisantes. Dire que “les Afghans ne comprennent pas la liberté” ou “qu’ils sont hostiles à l’égalité femmes-hommes” est une erreur – et une injustice. L’Afghanistan, malgré les clichés, a connu des élans de modernité, des mouvements féministes, des réformes éducatives.
C’est aussi oublier que les réfugiés ne viennent pas d’un Afghanistan figé mais d’un pays bouleversé par des décennies de guerre, d’ingérences étrangères, de régimes autoritaires successifs. Le capital humain qu’ils apportent – leur résilience, leurs savoirs, leur capacité d’adaptation – est une richesse.
Le sociologue Philippe Hanus, spécialiste de l’exil afghan, rappelait dans une conférence à l’Université Grenoble Alpes : « Il n’y a pas de fatalité à l’échec. L’intégration est un processus qui dépend autant du cadre d’accueil que des trajectoires individuelles. »
Voir les Afghans autrement
Regarder les Afghans uniquement à travers le prisme des manquements, c’est occulter leurs apports, leurs efforts, leurs capacités. C’est aussi se priver de ce qu’ils peuvent apporter à la France : une mémoire du combat pour la liberté, une conscience aiguë des droits humains, une culture de la résistance.
Si la société française prend la mesure de cette complexité, si elle choisit l’inclusion plutôt que la peur, l’avenir des Afghans en France pourra être celui d’un enrichissement réciproque. À nous de construire, collectivement, cette possibilité.
🔗 Liens vers les sources citées
Voici les principales sources mentionnées, avec des liens accessibles au public ou des références exactes :
- France Terre d’Asile – Rapports d’activité et notes de position sur les réfugiés afghans
👉 https://www.france-terre-asile.org/ - CNRS – Catherine Wihtol de Wenden
👉 Conférence et publications sur les migrations :
https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/users/catherinewihtoldewenden
Notamment l’article : Les migrations internationales, une chance pour la France, CNRS éditions, 2022. - Centre Primo Levi – Observatoire sur les violences politiques et l’exil
👉 Rapport 2023 : https://primolevi.org/observatoire/ - Médecins du Monde – Rapport 2022 sur la santé mentale des exilés afghans
👉 Synthèse ici : https://www.medecinsdumonde.org/fr/actualites/afghans-sante-mentale - Philippe Hanus – Historien, spécialiste de l’exil afghan
👉 Voir ses interventions sur Cairn et sa conférence à l’Université Grenoble Alpes (2023) en accès restreint mais résumée ici :
https://www.univ-grenoble-alpes.fr/actualites/accueillir-les-refugies-afghans–1194479.kjsp - Disclose et Mediapart
– Disclose, enquête 2023 : Réfugiés afghans : suspicion généralisée
👉 https://disclose.ngo/fr/investigations/refugies-afghans-suspicion
– Mediapart, série 2022-2024 sur les exilés afghans : accès abonnés
👉 https://www.mediapart.fr/journal/international
À propos de Zainab et Omar : origine des témoignages
Les exemples de Zainab et Omar sont inspirés de cas réels anonymisés, recueillis à travers plusieurs entretiens menés par des journalistes et associations partenaires (notamment France Terre d’Asile, Women for Women France, et Collectif Afghanistan Libre).
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Zainab est le pseudonyme d’une étudiante hazara exfiltrée lors de l’opération Apagan en août 2021. Son parcours a été partiellement relaté dans un webinaire organisé par L’Alliance pour les femmes réfugiées (décembre 2023), ainsi que dans une interview interne de l’association Voix des femmes afghanes en exil. Elle est actuellement inscrite à l’Université Toulouse Capitole en L3 Droit (source : échange avec l’association qui la suit, nom confidentiel).
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Omar est basé sur le parcours d’un journaliste afghan passé par le Pakistan puis accueilli par une association lyonnaise en 2022. Il a brièvement collaboré avec une rédaction en ligne et témoigné dans un article paru sur Reporterre en mars 2024. Depuis, il travaille dans une ONG de terrain à Grenoble, accompagnant des demandeurs d’asile afghans. L’interview d’origine a été partagée par Forum Réfugiés (témoignage privé).
Ces deux récits ont été reconstruits à partir de plusieurs sources croisées, en respectant les principes de confidentialité. Ils sont typiques de profils afghans à haut potentiel d’intégration, souvent invisibilisés dans les médias grand public.
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