Nasrin, Gul et les 62 000 autres : la honte d’un abandon

Des milliers d’Afghans ayant aidé les États-Unis vivent traqués, oubliés, abandonnés. Washington leur avait promis protection. Ils n’ont reçu que le silence.

Nasrin, militante et mère de quatre enfants, se cache à Kaboul sous la menace d’un mariage forcé imposé par les talibans. Gul, ancien technicien pour l’armée américaine, a vu son père assassiné pour avoir refusé de livrer son fils. Ils sont deux visages parmi les 62 000 Afghans encore en attente de visa. Alors que l’administration Trump prévoit de supprimer le programme CARE, des vétérans américains dénoncent une trahison. À la peur et au désespoir s’ajoute aujourd’hui un terrible constat : l’Amérique ne tient plus parole.

Promesses trahies : les vies en sursis des alliés afghans oubliés

Par Maylis pour La Lettre d’Afghanistan

Kaboul – Washington, mai 2025 — Près de quatre ans après la chute de Kaboul, l’Afghanistan est devenu une prison à ciel ouvert pour des milliers de ses propres enfants. Parmi eux, des hommes et des femmes qui ont servi les forces occidentales au péril de leur vie : interprètes, techniciens, activistes, logisticiens, éducateurs, chauffeurs. Aujourd’hui, ces alliés de l’Amérique sont abandonnés, traqués, affamés — et trop souvent, exécutés. Les histoires de Nasrin et Gul, deux des 62 000 Afghans encore en attente de visa américain, incarnent cette tragédie silencieuse, reflet d’un échec politique autant que moral.

Nasrin : survivre dans un pays qui la condamne

Nasrin n’a jamais voulu fuir son pays. Elle aimait l’Afghanistan malgré ses blessures. Mariée de force à l’âge de 10 ans, mère à 13, battue, humiliée, elle s’était extirpée d’un destin de soumission par sa volonté. Coiffeuse, coach sportive, militante pour l’autonomie des femmes, elle réussissait. Grâce à l’USAID, elle soutenait seule ses quatre enfants.

Mais en août 2021, tout a changé. Le retrait précipité des troupes américaines a refermé la mainmise des talibans sur le pays — et sur sa vie. Bien qu’ayant obtenu une autorisation d’évacuation via son contact avec l’USAID, elle n’a jamais pu embarquer. À Kaboul, elle vit aujourd’hui dans la clandestinité. Sa fille a été privée de sa dernière année d’université. Pire, son ex-mari, taliban, est réapparu avec l’intention de marier leur fille de force. Nasrin a reçu une convocation judiciaire des autorités talibanes. Elle sait ce que cela signifie : l’humiliation, l’emprisonnement, peut-être pire.

« J’ai sacrifié ma vie pour mes enfants. Comment puis-je accepter que ma fille soit mariée de force ? » dit-elle dans un murmure.

Nasrin bénéficie aujourd’hui du soutien d’un réseau d’évacuation américain. Elle attend un visa humanitaire prioritaire. Et prie.

Gul : trahi par son engagement aux côtés des Américains

Gul, de son côté, n’a jamais porté une arme. Pendant dix ans, il a installé des systèmes de télécommunications pour l’armée américaine, la police afghane et les forces locales. Un métier risqué, mais crucial pour la coordination des forces alliées. En 2017, les talibans l’ont identifié : ils ont détruit sa maison à Kaboul. En 2018, il a demandé un visa SIV (Special Immigrant Visa). En vain.

Lorsque les talibans ont repris le pouvoir, Gul a fui avec sa famille dans un village reculé. Mais il restait surveillé. Le mois dernier, son père est retourné à Kaboul pour inspecter les ruines de leur maison. Dénoncé par un chef religieux à cause du passé de Gul, il a refusé de coopérer avec les talibans. Ils l’ont abattu sur place.

Depuis, Gul vit terré, rongé par le chagrin. Il n’a ni ressources, ni soutien, ni avenir. Sa propre famille le rend responsable de la mort de son père.

« Je suis tellement triste à cause de mon travail et de mon soutien aux États-Unis », lâche-t-il, la voix brisée.

CARE, Enduring Welcome : des programmes au bord de l’abandon

Pour Nasrin, Gul et 61 998 autres, un mince espoir résidait dans le programme CARE, géré par le Département d’État. Mais une proposition budgétaire de l’administration Trump prévoit aujourd’hui sa suppression. L’initiative « Enduring Welcome », censée garantir l’immigration sécurisée des alliés afghans, pourrait être dissoute d’ici la fin de l’année fiscale 2025.

« Ce serait une honte nationale », affirme Shawn VanDiver, vétéran de la marine et fondateur de #AfghanEvac. « Enduring Welcome est la voie la plus sûre, la plus contrôlée que nous ayons jamais créée. »

VanDiver, comme de nombreux anciens combattants américains, appelle l’administration à maintenir ces dispositifs vitaux. Selon lui, 10 000 Afghans sont bloqués au Pakistan, des milliers d’autres attendent sur des plateformes de transit à Doha, Tirana, ou Manille. Les lenteurs administratives, la désorganisation et le désintérêt politique ont créé un goulet d’étranglement dramatique.

Une trahison qui entache l’Amérique

Pour les organisations comme No One Left Behind, c’est une question d’honneur national. Leur directeur, Andrew Sullivan, qui s’est battu en Afghanistan, le dit sans détour :

« La fin de CARE ne fait que cracher au visage des anciens combattants comme moi. Nous avons une obligation morale. »

Il raconte avoir rencontré en Albanie un Afghan paralysé par les balles talibanes, un autre torturé pendant une semaine, menotté, enchaîné. Ils ont été exfiltrés grâce à des dons privés. Mais combien restent encore piégés ?

L’enjeu : la crédibilité américaine à l’épreuve

En abandonnant ses alliés, l’Amérique envoie un message désastreux à ses partenaires du monde entier. Si ceux qui se sont engagés avec les forces américaines peuvent être laissés à la merci de leurs bourreaux, quel pays osera encore croire aux promesses de Washington demain ?

Le journaliste Beth Bailey, autrice de l’enquête pour Washington Examiner, conclut : « Les États-Unis doivent agir avec plus de hâte pour traiter les demandes de visa et tenir leurs promesses. » En effet, il ne s’agit plus simplement de bureaucratie : il s’agit de vies humaines, de loyauté, et de ce que signifie réellement l’idée de justice.

L’histoire de Nasrin et de Gul n’est pas unique. Elle est celle d’un peuple trahi, d’une parole bafouée, d’une grande démocratie qui regarde ailleurs. Alors que les talibans paradent à Kaboul et que des Afghans meurent dans l’ombre, une seule question subsiste : l’Amérique tiendra-t-elle sa promesse ?



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