En Afghanistan, la santé des femmes en péril _ « Les conséquences de cette ségrégation sont catastrophiques »
KIANA HAYERI POUR LA FONDATION CARMIGNAC
En Afghanistan, la santé des femmes en péril : « Les conséquences de cette ségrégation sont catastrophiques »
Par Jacques Follorou (Kaboul, envoyé spécial) Publié hier à 04h30, modifié hier à 14h57
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Reportage« Nouvelles résistantes » (2/2). Dans le pays, seules les femmes peuvent soigner les femmes. Or, voyant leurs droits, notamment celui d’étudier, réduits à peau de chagrin, les soignantes sont de moins en moins nombreuses, faisant craindre le pire pour la moitié de la population.
Ce 20 janvier, la neige mêlée de pluie n’a pas découragé des dizaines d’Afghans de se rendre, souvent de tout l’Afghanistan, à l’hôpital français de Kaboul. Au pavillon de La Chaîne de l’espoir, l’organisation non gouvernementale (ONG) internationale qui veille sur cet établissement spécialisé dans l’accueil des enfants et des mères, ils sont là, si nombreux, à attendre. Les soins sont gratuits, et l’hôpital est une référence dans tout le pays, le seul à pratiquer des opérations à cœur ouvert et à faire de la réanimation néonatale. Dans les couloirs, on aperçoit aussi les agents du ministère de la promotion de la vertu et de la prévention du vice. Ils veillent à la stricte séparation des hommes et des femmes, parmi les patients comme le personnel, et au respect de la loi islamique. Sous leur pression, à l’entrée principale, la direction a dû masquer d’une bâche blanche l’immense fresque montrant une femme tenant un enfant dans ses bras.
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« L’afflux de malades augmente, c’est un tsunami, confirme Eric Cheysson, président de La Chaîne de l’espoir et cofondateur de Médecins du monde. La Croix-Rouge internationale se retire peu à peu du pays. Médecins sans frontières [MSF] nous renvoie de plus en plus de cas. La politique antifemme des talibans assèche le pays en personnel féminin de santé, et les centres médicaux ferment les uns après les autres. »
L’hôpital n’est pas épargné. Tout d’abord, par la fuite des cerveaux : sur neuf réanimateurs, huit sont partis, et deux chirurgiennes afghanes ont préféré aller travailler aux Etats-Unis. Mais surtout par le manque de femmes : « Sur les 280 recensées parmi nos 960 salariés, 156 ont quitté l’établissement. C’est un cauchemar », lâche, M. Cheysson, pour qui l’Afghanistan est victime « d’un féminicide social ».
Aqila, 22 ans, est sage-femme. Les familles afghanes préfèrent les garçons aux filles, explique-t-elle : « Le premier souci est de savoir si c’est un garçon ou non. » A Zabul (Agfhanistan), le 25 février 2024. KIANA HAYERI POUR LA FONDATION CARMIGNAC
Shugerfah, 24 ans, est infirmière dans le service chargé de la malnutrition d’une petite clinique gérée par une ONG internationale. Chaque jour, elle constate l’impact de la crise économique sur les plus vulnérables : les enfants. « Nous avons beaucoup plus de filles que de garçons ici, parce que, dans notre société, les gens s’occupent des garçons. Les filles souffrent le plus souvent de malnutrition. » A Kaboul, le 6 mai 2024. KIANA HAYERI POUR LA FONDATION CARMIGNAC
Fatemah, 2 mois et demi, dans les bras de sa mère, a été admise pour la troisième fois au service chargé de la malnutrition. A son arrivée, elle pesait 5 kilos. Après une semaine de soins, elle pèse 5,5 kilos. A Kaboul, le 6 mai 2024. KIANA HAYERI POUR LA FONDATION CARMIGNAC
Cette situation n’est pas liée à l’isolement diplomatique ou aux sanctions internationales qui visent les islamistes afghans depuis leur retour au pouvoir, en août 2021, ni aux ressources limitées dont dispose ce pays, l’un des plus pauvres au monde. C’est le fruit d’une politique délibérée. Seules les femmes peuvent soigner les femmes, mais comme elles n’ont plus accès à l’école après 12 ans, la réserve de personnel de santé féminin va se tarir dans tout le pays. Cela vaut pour le diplôme initial comme pour la formation permanente. « Les conséquences de cette ségrégation sur la santé des femmes sont catastrophiques », laisse échapper le responsable d’une organisation internationale en poste à Kaboul, qui a requis l’anonymat.
« Une perte sèche »
Ce phénomène est déjà enclenché. Avant le retour des talibans, le pays diplômait environ 3 000 médecins par an, dont 1 000 femmes, selon les chiffres donnés par plusieurs ONG internationales présentes en Afghanistan. Depuis 2023, c’est autant de femmes médecins en moins pour soigner les filles et les femmes du pays. L’organisation MSF, qui compte 50 % de femmes parmi son personnel médical, peut en témoigner. « Une cinquantaine de femmes afghanes médecins, qui avaient terminé leurs études, devaient travailler pour nous en 2025. On a cru qu’elles pourraient passer leur examen final de manière dérogatoire en décembre, mais ça n’a pas été le cas. Cela représente une perte sèche », confie Mickaël Le Paih, chef du bureau de MSF en Afghanistan.
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A Khost, à l’est du pays, l’une des maternités les plus actives de MSF dans le monde, il était déjà difficile de pourvoir tous les postes nécessaires, y compris les sages-femmes et les gynécologues. Le personnel féminin est essentiel pour les programmes de soins de santé maternelle. « Si aucune fille ne peut aller à l’école secondaire et aucune femme ne peut aller à l’université ou dans un institut médical, d’où viendront les futures professionnelles de santé et qui s’occupera des femmes afghanes ? Il n’y a pas de système de santé sans praticiennes qualifiées », tranche M. Le Paih, dont l’organisation gère sept programmes dans le pays.
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La Chaîne de l’espoir a réussi, en décembre, à organiser, à Kaboul, sa cérémonie annuelle de remise de diplôme pour des « postgraduate », l’équivalent de l’internat, ayant suivi une formation délivrée au sein de l’hôpital. Non sans mal. Les talibans ont d’abord mis leur veto pour que les femmes suivent cette formation. Après un bras de fer avec le conseil d’administration de l’hôpital français, composé de représentants des gouvernements afghan et français, de La Chaîne de l’espoir et de la Fondation Aga Khan, les islamistes afghans, dont les chefs aiment faire soigner leur famille dans l’établissement, ont cédé en posant leurs conditions : pas de femmes dans l’assistance et les téléphones portables interdits lors de la cérémonie. Eric Cheysson se souvient d’une salle pleine de mollahs aux regards menaçants et d’hommes armés devant lesquels il a remis, dans une ambiance sinistre, à huit hommes et à deux femmes, le précieux sésame pour exercer.
Muska, 14 ans, revenue récemment du Pakistan en Afghanistan avec sa famille, allait à l’école au Pakistan. Elle est déterminée à poursuivre ses études. « Ici, les restrictions sont plus nombreuses qu’au Pakistan. J’allais dans une madrasa, une école coranique, au Pakistan, mais, ici, je ne peux pas y aller. » A Jalalabad (Afghanistan), le 12 février 2024. KIANA HAYERI POUR LA FONDATION CARMIGNAC
En l’absence de bâtiments scolaires dans le district de Gardi Ghos, les classes se tiennent entre deux routes principales, sous le soleil et à même le sol. Province de Nangarhar (Afghanistan), le 13 février 2024. KIANA HAYERI POUR LA FONDATION CARMIGNAC
Une jeune fille dans son village, six mois après le tremblement de terre de Herat. Le 23 avril 2024. KIANA HAYERI POUR LA FONDATION CARMIGNAC
Malgré cela, l’hôpital français en est réduit, aujourd’hui, à pallier le manque de bras, notamment féminins, avec des moyens de fortune. Il récupère le personnel des établissements de santé qui ferment et compte sur des missions ponctuelles de médecins venues de France ou de pays partenaires pour faire de la formation, mais souvent contraintes de se substituer aux équipes décimées par les départs.
Par ailleurs, si un certain nombre de médecins femmes formées, mais non diplômées, car interdites d’accès à l’examen final, se recyclent en tant que sages-femmes, infirmières, assistantes de nutrition, aides-soignantes, agentes de promotion de la santé ou conseillères, les instituts privés qui les emploient restent sous la menace talibane. Pour passer sous les radars islamistes, ils se présentent désormais sous forme de madrasas (écoles coraniques) dans lesquelles peut aussi, disent-ils, être assuré un enseignement de santé. Ils n’ont, enfin, aucune assurance sur la pérennité de leur financement.
Mortalité maternelle très élevée
Le sort des personnels afghans féminins au sein des organisations internationales n’est pas plus enviable et reste aussi soumis à l’incertitude. Au Comité international de la Croix-Rouge (CICR), à Kaboul ou dans ses centres médicaux répartis sur tout le territoire, ces Afghanes sont restées cloîtrées chez elles de l’automne 2021 jusqu’au printemps 2024. Elles sont revenues au compte-goutte, mais les conditions de travail ont changé dans les dispensaires. « On a dû séparer les espaces soignants, comme patients, en fonction du genre dans nos centres de rééducation pour les personnes en situation de handicap, de sorte que les femmes et les enfants puissent accéder à ces sites », affirme Achille Després, porte-parole du CICR à Kaboul. En 2024, le CICR a, encore, réussi à délivrer, dans des instituts privés, des diplômes à des sages-femmes et à des infirmières. Mais cette filière est en sursis pour 2025.
Pour sa part, MSF doit accepter dans ses centres de santé du sud du pays, dans les provinces de Kandahar ou de Helmand, la présence rapprochée des agents du ministère de la promotion de la vertu et de la prévention du vice érigé, en août 2024, au rang de force de maintien de l’ordre. Ces derniers surveillent tout le monde, nationaux comme internationaux, et peuvent même accéder aux bureaux administratifs. Ils ont exigé que les personnels de santé afghans signent des engagements à suivre, sur leurs heures de travail, des cours de formation religieuse. De même, ils prêtent attention à la couleur des vêtements portés par les salariés de MSF, y compris les étrangères.
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La disparition des femmes du système de santé afghan s’inscrit dans un contexte déjà très tendu. En 2022, plus de 40 % des mères afghanes accouchaient dans leur foyer sans l’aide d’un professionnel de santé, dans un pays où le taux de mortalité maternelle est l’un des plus élevés au monde, avec, en 2024, selon l’Organisation mondiale de la santé, 638 décès de femmes sur 100 000 accouchements. Le nombre de sages-femmes en Afghanistan était, selon le Fonds des Nations unies pour la population, fin 2021, de 4,4 pour 10 000 habitants, la moyenne mondiale étant de 37,7. « Si les interdictions faites, par exemple, aux étudiantes sages-femmes persistent, ce sera un retour accéléré vers le passé en matière de mortalité maternelle », s’inquiète le patron de MSF en Afghanistan. Avant la chute de l’ancien régime, la mortalité infantile avait aussi baissé de moitié entre 2000 et 2021.
Sachant qu’il faut entre sept et huit ans pour reconstituer une cohorte générationnelle de femmes médecins, ce qui n’est pas au programme des talibans, l’avenir de l’accès aux soins pour les femmes et les filles du pays est plus que sombre. Si des poches de résistance aux diktats islamistes existent ici ou là, elles restent résiduelles, et leur survie semble dépendre uniquement de la région – zones rurales ou urbaines – où elles apparaissent. Le régime islamiste a, en effet, indiqué sa ferme volonté d’appliquer à l’ensemble du pays le décret de son chef, l’émir Haibatullah Akhundzada, interdisant le lycée et toute forme d’études supérieures aux femmes.
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Ce même jour de janvier, toujours à Kaboul, sous la neige mouillée, en retrait de l’entrée de l’hôpital français afin d’échapper aux regards de la police des mœurs du ministère de la promotion de la vertu et de la prévention du vice, Wahidullah accepte, sous le couvert de l’anonymat, de raconter son périple pour faire soigner l’enfant qu’il porte dans ses bras. « Ce n’est pas le mien, j’accompagne ma belle-sœur, on vient de Bamiyan [au centre du pays], explique-t-il. Les femmes n’ont pas le droit de voyager seule, et le centre de santé chez nous a fermé. On attendait depuis un jour que quelqu’un regarde l’enfant quand les agents du ministère nous ont menacés de nous emmener au poste de police si l’on ne partait pas parce que je ne suis ni son frère, ni son fils, ni son mari… »
Mannequins pour robes de mariée, un sac couvrant la tête, car il est interdit de montrer des visages de femmes. A Kaboul, le 6 février 2024. KIANA HAYERI POUR LA FONDATION CARMIGNAC
« No Woman’s Land » de Kiana Hayeri
Ces photos sont issues du reportage « No Woman’s Land », réalisé par Kiana Hayeri, photojournaliste canado-iranienne, et Mélissa Cornet, Prix Carmignac du photojournalisme.
Entre janvier et juin 2024, toutes deux ont parcouru sept provinces de l’Afghanistan pour enquêter sur les conditions de vie imposées aux femmes et aux filles par les talibans. Elles ont rencontré plus de 100 Afghanes, interdites d’école et enfermées chez elles, des femmes journalistes et militantes, luttant pour leurs droits, et des membres de la communauté LGBTQ+.
Elles documentent comment les talibans, dans le cadre d’une société profondément patriarcale ont systématiquement éliminé les femmes de la vie publique en leur retirant les droits les plus élémentaires. Fin août 2024, le régime taliban a encore renforcé son contrôle en promulguant une nouvelle loi obligeant les femmes à se couvrir le visage d’un masque et en leur interdisant de faire entendre leur voix en public, y compris en chantant, en récitant ou en lisant à haute voix.
Jacques Follorou Kaboul, envoyé spécial
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