Comment les lobbyistes en ligne soutiennent le régime taliban

Adjunct Professor; Chair of KAI; Former Deputy Foreign Minister, Ambassador to the UN & Australia; Chair of UNGA73 3rd Committee |Tweets r personal

Depuis l’effondrement de la République islamique d’Afghanistan le 15 août 2021 et le retour au pouvoir des Talibans, les Afghan·es — dans le pays et dans la diaspora — débattent, principalement en ligne, de la manière dont le monde devrait traiter avec un régime de facto qui ne bénéficie ni de légitimité interne ni de reconnaissance diplomatique formelle. Cette conversation numérique est influencée par un réseau vaguement structuré d’influenceurs liés aux Talibans, qu’on peut raisonnablement qualifier de lobbyistes. Ces personnalités, souvent bien connues, utilisent X (ex-Twitter), Facebook, Telegram et d’autres plateformes pour promouvoir les intérêts des Talibans, façonner l’opinion publique, défendre leurs politiques et maintenir un lien entre Kaboul et le reste du monde — bien qu’aucun État n’ait reconnu officiellement leur régime.

Cet article s’appuie sur les résultats d’un projet de recherche mené en collaboration avec le Centre for Communication for Social Change de l’Université de Leipzig, en Allemagne, consacré à ce réseau élargi de lobbyistes talibans qui ont investi le vide laissé par la chute du régime républicain, afin de monopoliser la représentation médiatique de l’Afghanistan.

Lobbying numérique et influence narrative

Le lobbying peut être compris comme une forme de représentation d’intérêts ou d’intervention indirecte, souvent menée par des entreprises, associations professionnelles, syndicats, personnalités publiques ou groupes d’intérêts. À l’ère numérique, cela se traduit par une communication ultra-rapide, capable de toucher des millions de personnes en quelques secondes. Les influenceurs pro-talibans exploitent ces outils tout en se présentant comme journalistes, analystes ou défenseurs des droits humains, avec trois fonctions principales.

1. Promouvoir une reconnaissance politique du régime

Ces lobbyistes insistent sur l’idée que l’engagement politique doit s’étendre aux gouvernements, organisations, groupes — et même aux individus — vis-à-vis des Talibans. Ils apportent un soutien politique ouvert, présentent les Talibans comme les dirigeants légitimes de l’Afghanistan, et appellent à leur reconnaissance internationale.

Ils diffusent des photos de réunions entre responsables talibans et représentants étrangers, y compris les plus banales, pour faire croire à une reconnaissance progressive. Ils utilisent des titres comme « émir des croyants », « ministre de la défense » ou « ministre de l’intérieur » pour légitimer leur autorité. Ils reprennent les grands récits du mouvement : « fin du djihad », « défaite des Américains », « nouveau chapitre pour l’Afghanistan ». Dans certains cas, des commandants talibans comme le général Mobeen ont même relayé les portraits de ces influenceurs en ligne et salué leur présence à Kaboul.

2. Blanchiment systématique du régime

Ces lobbyistes pratiquent un blanchiment actif de l’image du régime : ils mettent en avant des projets d’infrastructure choisis, des affirmations de sécurité nationale et de diminution de la corruption, ou encore des initiatives culturelles — tout en ignorant ou minimisant systématiquement les violations documentées : apartheid de genre, perquisitions arbitraires, détentions illégales, intimidation des médias, flagellations publiques, interdiction de l’éducation secondaire pour les filles, ou encore suppression des droits fondamentaux des femmes.

Le message véhiculé est que l’Afghanistan serait enfin stable, et que les difficultés restantes découleraient non pas des Talibans eux-mêmes, mais des sanctions internationales ou du manque de reconnaissance officielle.

3. Délégitimation des opposants

Ces influenceurs se présentent aussi comme conseillers officieux du régime taliban : ils donnent des avis politiques et sociaux sur l’ouverture des écoles pour filles, les services publics ou le comportement des combattants. Mais cette posture cède rapidement la place à une stratégie d’attaque et de délégitimation des opposants.

Les fronts militaires de la résistance, les opposants politiques et les femmes protestataires sont tournés en dérision, accusés à tort, calomniés comme criminels ou agents de l’étranger. Le but est clair : faire croire que la guerre est terminée, que toute opposition est illégitime, et que les dissidents sont des saboteurs de la paix.

Un écosystème décentralisé, mais coordonné

Cette activité se développe dans un écosystème en ligne semi-structuré, où les influenceurs partagent mutuellement leurs publications, organisent des discussions sur X Spaces, interpellent des diplomates, et redirigent le trafic vers des médias pro-talibans. En échange, ils obtiennent accès exclusif, entretiens privilégiés à Kaboul, voire contrats de consultation auprès d’organisations internationales — qui ne peuvent travailler qu’avec des relais bien connectés au régime.

Pour les Talibans, le bénéfice est énorme : sans payer de cabinets de lobbying, ils bénéficient d’un réseau global de voix multilingues, crédibles dans les cercles diplomatiques occidentaux, capables de présenter leurs arguments dans le langage des droits, du développement et de l’humanitaire.

Le coût : la vérité du peuple afghan

Mais ce réseau a un coût : il écrase les voix afghanes authentiques, particulièrement celles des femmes et des véritables défenseurs des droits humains. Chaque fois que des abus sont minimisés comme incidents isolés ou difficultés de transition, les récits des victimes disparaissent. Chaque fois que les sanctions sont tenues seules responsables des souffrances, l’attention se détourne de la gestion désastreuse du régime taliban.

Au final, ce lobbying réduit l’éventail des réponses politiques que pourraient adopter les États et institutions internationales — au détriment des principes d’universalité des droits, de gouvernance inclusive et de transparence de l’aide.

Conclusion : nommer, dénoncer, recentrer

Reconnaître ces techniques de lobbying, les nommer et amplifier les voix afghanes authentiques, en particulier celles des femmes, est essentiel pour maintenir les droits et la dignité du peuple afghan au cœur du débat mondial. Tant que les Talibans refuseront toute reddition de comptes, les appels à leur reconnaissance inconditionnelle doivent être accueillis avec une extrême prudence.



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