À Kaboul, les cercles de poètes ont disparu : le récit de l’envoyée spéciale du Figaro

Nazifa, poétesse afghane. Nava Jamshidi pour Le Figaro
lefigaro.fr
Par Margaux Benn, envoyée spéciale à Kaboul

« Je suis une femme, mon corps porte les plaies / ouvertes de mon destin. / Partout où tu regardes, mille corps / calcinés. / C’est moi, cette cendre / Cette cendre vivante… / Moi, femme insoumise, rebelle, / indomptée ! »

Assises en tailleur sur des « toshaks », de grands coussins persans, deux jeunes femmes se lisent leurs poèmes respectifs. Chacune écoute l’autre en silence. C’est rare, aujourd’hui, en Afghanistan, qu’une femme puisse parler et être écoutée. En cette froide matinée de décembre, les deux poétesses se sont retrouvées en secret, dans un appartement dont elles ont tiré les rideaux. « Auparavant, on se réunissait à plusieurs. On était vingt, trente, quarante. Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des écrivains confirmés et des amateurs. On récitait des textes, on commentait les œuvres des uns et des autres pour devenir meilleurs, s’entraider et créer. Maintenant, il n’y a plus rien », souffle Nazifa.

 

« Auparavant », c’était avant l’arrivée des talibans au pouvoir en août 2021. Puis, à mesure que les décrets sont tombés, que les femmes furent confinées, que les opposants furent embastillés et toutes les formes d’art interdites, les poètes ont tenté de poursuivre la tenue de ces réunions hors du temps. Farkhunda, l’amie de Nazifa, était à l’initiative d’un groupe WhatsApp de poètes où l’on convenait de rendez-vous secrets, en veillant à ce que les messages s’effacent régulièrement. Mais faute de financements, et pour des raisons de sécurité, les lieux de réunion ont peu à peu disparu. Trois ans plus tard, il n’y en a quasiment plus. La plupart des intellectuels ont fui le pays. De nombreuses familles interdisent à leurs femmes de braver les lois talibanes, un séjour en prison signifiant bien souvent le viol – et donc le déshonneur. Cela faisait quatre mois que Nazifa n’avait pas vu son amie. Quatre mois qu’elle n’avait récité des vers que chez elle, pour ses sœurs.

Sans emploi, ni études

« Dans cette terre de complots et de haine / contre les femmes, / je suis foulée par le poids de rancunes, / de cris, et de honte. »

Il y a encore trois ans, Nazifa était étudiante en journalisme à l’université de Balkh, sa ville natale au nord du pays, et active au sein d’une association de journalistes. « Sur mon temps libre, je lisais et écrivais de la poésie », dit-elle. Quand les talibans sont arrivés au pouvoir, le bureau de l’association a été fermé. « Je n’ai plus pu publier d’articles, et les études ont été interdites pour les femmes juste avant que je puisse obtenir mon diplôme », raconte-t-elle. Sous le règne des mollahs, aucun journal ne publie d’articles, et encore moins de poèmes rédigés par des femmes. Les professeurs n’ont plus le droit d’exercer, d’autant que les filles et les femmes n’ont plus le droit d’étudier au-delà de l’école primaire.

 

Lorsque les talibans finirent par autoriser les femmes à étudier des matières médicales au début de l’année dernière, comme beaucoup de jeunes femmes dont les études ou les parcours professionnels avaient été interrompus, Nazifa entama des études de sage-femme. En décembre, au lendemain de notre rencontre, les talibans revinrent sur cette minuscule concession… Et, à 28 ans, après quelques mois d’espoir seulement, elle se retrouva à nouveau chez elle, sans emploi ni études. « Alors, le plus souvent possible, je me suis remise à écrire. Pour moi-même, pour prouver qu’ils ne peuvent pas tout détruire », dit-elle. La jeune femme a la poésie dans le sang : « Ma mère était poète, et quatre de mes sœurs le sont également. Nous sommes une famille de poétesses », explique-t-elle.

Nazifa, poétesse afghane. Nava Jamshidi pour Le Figaro

Le pays du landay

Bien qu’elle ait publié un premier recueil un an après l’arrivée des talibans au pouvoir, un second ouvrage, beaucoup plus critique envers les autorités, n’a jamais été édité : « Je n’ai même pas essayé de le soumettre à la censure. Cela aurait voulu dire jouer avec ma sécurité, pour rien, puisqu’il n’aurait jamais pu voir le jour », dit-elle. Selon le site d’information en exil Hasht-e Subh, qui a consulté la liste des ouvrages interdits par le ministère de la Culture talibane, 400 titres seraient formellement bannis dans le pays. Les censeurs sont particulièrement durs avec les textes écrits par des femmes et, régulièrement, des policiers opèrent des rafles littéraires dans les librairies du pays pour les débarrasser d’ouvrages écrits par des auteurs. Selon des médias indépendants basés à l’étranger, et dont les sources et journalistes relatent au péril de leur vie l’« apartheid de genre » imposé aux Afghanes, les talibans auraient également fait irruption dans de nombreuses écoles pour retirer les livres écrits par des femmes des bibliothèques scolaires.

C’est une question linguistique, de suppression de la culture persane au profit de la culture pachtoune

Farkhunda

En Afghanistan, comme en Iran, la poésie occupe une place millénaire, centrale, politique, émancipatrice. L’Afghanistan, c’est le pays où la poétesse médiévale Rabia Balkhi, emmurée vivante pour être tombée amoureuse d’un esclave, se tailla les veines pour écrire ses derniers vers au mur avec son propre sang. C’est le pays du landay (« petit serpent venimeux »), une version caustique du haïku japonais qui parle d’amour, de sexualité, se moque des hommes et des maris en particulier. C’est une société patriarcale où, bien que l’immense majorité des femmes fût – même sous la République – dépourvue des mêmes droits que les hommes, l’on se réunissait dans des cafés, pour certains tenus par des femmes, pour réciter des poèmes.

 

« Pour les talibans, il ne s’agit pas seulement de nous empêcher de lire de la poésie. C’est aussi une question linguistique, de suppression de la culture persane au profit de la culture pachtoune (celle de la majorité des talibans, NDLR), explique Farkhunda, l’amie de Nazifa. Car ici, à Kaboul, la majorité des cercles littéraires lisait des poèmes en persan. Et ça, ils ne le supportent pas. »

Poèmes et musique

Shahriyeh Shiwan, lui aussi, fait de la résistance. Un à un, dans sa maison de Kaboul, ce poète s’applique à traduire du persan vers l’anglais plus d’une centaine de textes envoyés par des Afghanes des quatre coins du pays. « Je n’ai qu’un rôle de passeur », dit-il en anglais. Une fois traduits, les poèmes sont envoyés à des milliers de kilomètres de là. La poétesse afghane Aziza, exilée en Allemagne, et le violoncelliste Benjamin Wu, qui enseigna à l’académie de musique de Kaboul de 2018 à 2021, mais vit maintenant aux États-Unis, ont pour projet de mettre ces mots en musique pour porter par-delà les frontières les voix des femmes afghanes.

« Lorsque les talibans ont pris Kaboul en août 2021, je venais tout juste de quitter le pays. Je n’avais pas les contacts nécessaires pour aider grand monde à quitter l’Afghanistan, comme ont réussi à faire d’autres personnes. C’était un véritable déchirement d’être loin et de ne pas pouvoir aider mes anciens collègues et élèves, détaille Benjamin Wu depuis le Michigan, où il est professeur de musique. Mais lorsque les talibans ont montré qu’ils ne tiendraient pas leurs promesses initiales de garantir les droits humains et les droits des femmes, je me suis dit qu’il fallait absolument trouver un moyen de donner aux femmes afghanes une forme de liberté d’expression… Même si ce devait être de manière détournée. »

 

Alors, il a créé « Melodies of Liberation », une initiative dont l’objectif est de faire connaître des poèmes d’Afghanes à travers la musique. « Les mots sont traduits en anglais pour qu’un maximum de personnes dans le monde les comprennent. Et ils sont transformés en chansons, car la musique est, par essence, un langage universel, explique Benjamin Wu. L’idée est de sceller des partenariats avec des artistes, producteurs et salles de spectacle aux États-Unis et ailleurs. » Faute de financements, le projet avance doucement… Mais quelques représentations ont eu lieu, et les étudiants d’un prestigieux institut de musique du Michigan ont déjà commencé à créer des morceaux à partir des poèmes des Afghanes.



Abonnez vous à La Lettre


Vous pouvez vous désabonner à tout moment

Merci !

Vous recevrez régulièrement notre newsletter

Comments are closed