Quand les Talibans détournent le Coran : une trahison qui précipite l’Afghanistan dans l’abîme
La matrice de la charia
Contrairement à l’idée d’un texte unique figé, la charia est un processus jurisprudentiel né entre le VIIIᵉ et le Xᵉ siècles. Les sources premières – Coran et sunna – ont été interprétées par des maîtres de fiqh (Abû Hanîfa, Mâlik, Al-Shâfiʿî, Ibn Hanbal côté sunnite ; Jaʿfar al-Ṣâdiq côté chiite). Leurs méthodes d’inférence (uṣûl al-fiqh) combinaient littéralisme, analogie (qiyâs), consensus (ijmâʿ) et, plus tard, la théorie des finalités (maqâṣid), qui exige de protéger vie, raison, religion, propriété et filiation. Cette architecture implique qu’aucune application n’est légitime si elle détruit ces cinq valeurs.
Le soubassement taliban : Deoband, Hanbalisme sélectif et Pashtunwali
Le mouvement taliban – né dans les madrasas deobandies du Pakistan dans les années 1990 – s’appuie sur le madhhab hanafite mais écarte son pragmatisme historique au profit d’une lecture littérale inspirée par la rigueur hanbalite et la mouvance salafiste. À cet héritage scolastique s’ajoute le code tribal pashtun (Pashtunwali) : honneur masculin (nang), vengeance (badal), hospitalité (melmastia). Le résultat est une hybridation où l’interdit religieux se confond avec l’arbitraire tribal, donnant une normativité ultra-restrictive qui nie l’ijtihâd contemporain et rejette l’idée de maqâṣid comme outil de réforme.
Les mécanismes juridiques de la domination
- Éducation : interdiction totale de l’enseignement secondaire pour les filles depuis septembre 2021, suspension de l’université pour les femmes en décembre 2022, fermeture des écoles religieuses mixtes. HRW note qu’aucun autre État musulman n’impose pareille proscription aujourd’hui org.
- Travail : exclusion des femmes des administrations, des ONG et même de la santé, sauf secteurs ultra-contrôlés ; condition d’avoir un « mahram » pour voyager.
- Châtiments Hudûd : réintroduction publique de la flagellation et de la lapidation ; 27 personnes fouettées à Tchârikâr, hommes et femmes confondus, décembre 2023 DIE WELT.
- Surveillance morale : ministère de la Promotion de la vertu et de la Répression du vice (PVPV) émet des fatwas sur la longueur des barbes, l’interdiction de la musique, la voix des femmes à la radio, les mannequins décapités dans les vitrines European Union Agency for Asylum.
Violation systématique des cinq maqâṣid
Vie : blocage de l’accès aux soins obstétricaux pour absence de médecins femmes; malnutrition aiguë chez 3,2 millions d’enfants (OCHA, 2024).
Raison : élimination de l’éducation féminine et purge des programmes scientifiques jugés « occidentaux ».
Propriété : confiscations de maisons d’anciens fonctionnaires, taxation arbitraire des agriculteurs, extorsion de pot-de-vin sur les commerces féminins.
Filiation : recrudescence des mariages d’enfants et de l’achat de filles pour dettes familiales. Religion : monopole partisan sur les mosquées ; prêcheurs critiques arrêtés ou tués (affaire Maulawi Abdul Qahir, mai 2025) pbs.org.
L’enrichissement taliban : cartel, kleptocratie… et le rôle central du clan Haqqani
Pendant que la population s’enfonce dans la misère, l’appareil dirigeant taliban s’enrichit spectaculairement. Villas cossues à Herat, compounds à Doha, commerces discrets à Karachi : l’élite vit largement, protégée et repue, loin des pénuries qu’elle impose.
- Rente minière : or de Bakhar, lithium de Ghazni, lapis de Badakhchan et charbon de Samangan sont alloués, via des concessions opaques, à des sociétés écrans chinoises, pakistanaises ou qatari-afghanes.
- Taxation et participation directe au narcotrafic : selon l’ONUDC, la production d’opium et de méthamphétamine a rapporté environ 1,4 milliard USD de recettes en 2024, malgré le « moratoire » de 2022.
- Droits de passage : les postes frontières (Spin Boldak, Torkham, Islam Qala) prélèvent jusqu’à 14 % de la valeur des cargaisons.
Le clan Haqqani, pivot de la branche « narcotiques »
Le narcotrafic n’est pas seulement taxé ; il est structuré. Un passage du quatorzième rapport du UN Analytical Support and Sanctions Monitoring Team identifie Mohammad Naim Barich (Haqqani) comme « responsable de la supervision des opérations de trafic d’héroïne des Taliban dans le nord de l’Afghanistan » Système des documents officiels – ONU. Ce cadre, proche de Sirajuddin Haqqani (ministre de l’Intérieur), contrôle le réseau routier vers l’Asie centrale et le Pakistan. Le Trésor américain, dans ses listes OFAC/SDGT, désigne depuis 2008 Sirajuddin comme « acteur lié aux organisations terroristes et au trafic de stupéfiants » (catégorie Narcotics Trafficker/Transnational Criminal Organization) ofac.treasury.gov.
- Chaîne d’exportation : opium séché dans Helmand → morphine aux laboratoires clandestins de Farah → héroïne raffinée dans le Loya Paktia (fief Haqqani) → convois vers Karachi ou Bandar Abbas puis Europe, Golfe et Afrique de l’Est.
- Blanchiment : hawala, or non affiné et cryptoactifs ; le clan contrôle des bureaux de change à Peshawar et Dubaï.
- Diversification : méthamphétamine à base d’éphédrine (éphedra) traitée dans au moins 700 petits laboratoires recensés avant leur visibilité médiatique en 2023.
Ainsi, loin d’un État islamique fondé sur la zakât redistributive, l’Émirat est devenu un cartel familial militaro-narcotique : les Haqqani, gardiens des coffres, sécurisent à la fois les revenus du régime et leur propre fortune.
Les gouvernements qui ont constitutionnalisé la charia et la comparaison afghane
Arabie saoudite : Loi fondamentale (1992) affirme que « le Coran et la sunna sont la constitution » mais maintient des conseils d’oulémas qui nuancent les peines hudûd. Iran : constitution de 1979, article 4, subordonne chaque loi à la charia interprétée par le Conseil des gardiens, mais autorise votes, partis et jurisprudence d’État. Soudan (1983-2019) : code pénal islamique imposé par Nimeiri puis Al-Bashir, cependant amendé pour supprimer la flagellation en 2020. Dans ces cas, des mécanismes constitutionnels (Parlement, cour suprême) coexistent avec le fiqh, créant un espace de négociation. Les Talibans, eux, ont aboli la constitution de 1964 sans en promulguer une nouvelle : ils gouvernent par décret, ce qui fait de leur « charia » un instrument sans contre-pouvoir.
Exégèse critique : pourquoi la pratique talibane trahit-elle la charia ?
- Absence de maqâṣid : Ibn Ashûr et Al-Shâtibî définissent la finalité ultime comme « réaliser le bien-être » (ṣalâḥ) ; priver la moitié de la population d’instruction contredit cette finalité.
- Ijtihâd gelé : la tradition sunnite admet l’effort d’interprétation lorsque les circonstances changent. Les Talibans déclarent la « clôture des portes de l’ijtihâd », position historiquement minoritaire.
- Instrumentalisation politique : l’État islamique classique exigeait la shûrâ (consultation) et l’amân (sécurité). Le régime taliban nie la consultation populaire et provoque l’insécurité générale ; il s’apparente donc à un pouvoir taghût (tyrannique) selon les propres catégories de la théologie sunnite.
Charia et société moderne : incompatibilité absolue ou lecture évolutive ?
– Modèle réformiste : Maroc (Moudawana 2004), Tunisie (CSP 1956 puis 2017), Indonésie (fiqh progressif) montrent qu’une interprétation finaliste peut intégrer droits humains, économie de marché et participation politique.
– Modèle littéraliste taliban : en supprimant l’éducation féminine, ils amputent 50 % du capital humain ; en interdisant la musique et les arts, ils détruisent l’économie créative ; en fermant les banques fondées sur la charia moderne (mourabaha, sukuk), ils isolent le pays des flux d’investissement. L’incompatibilité se situe donc moins entre charia et modernité qu’entre littéralisme violent et développement socio-économique.
Focus : femmes et fiqh hanbalite vs. fiqh hanafite
Le fiqh hanafite de référence en Afghanistan autorise l’éducation des femmes (fatwas de l’imam Muhammad al-Sheybani), reconnaît leur capacité contractuelle et pose des conditions strictes à la polygamie. Le fiqh hanbalite, plus strict, exige la présence d’un mahram pour le voyage et accepte des peines hudûd plus rapides.
Les Talibans sélectionnent les dispositions les plus dures de chaque école : c’est un « shopping normatif » contraire à la méthodologie classique qui impose de suivre un madhhab de manière cohérente.
Une loi instrumentalisée, un peuple étouffé
La sharîʿa authentique – horizon éthique visant à garantir vie, dignité, raison et bien commun – n’est pas un texte dicté par Dieu ; c’est une construction humaine. Les règles qui la composent furent codifiées par des juristes – Abû Hanîfa, Mâlik, Al-Shâfiʿî, Ibn Hanbal ou Jaʿfar al-Ṣâdiq – plus d’un siècle après la mort du Prophète Muhammad. En amalgamant rigueur hanbalite, coutumes tribales pashtounes et intérêts mafieux, les Talibans brandissent donc une charia déjà humaine pour en faire un instrument politique de fer. Résultat : un pays sans constitution, un État transformé en cartel, un peuple – surtout ses femmes – privé de vie, de raison et d’avenir.
Ainsi, la « charia » talibane n’est pas la loi divine ; c’est la trahison la plus violente d’un corpus forgé par des hommes et destiné, en principe, à promouvoir la justice. Tant que cette caricature restera la norme suprême de l’Afghanistan, toute perspective de développement, de paix et de dignité demeurera inaccessible.
sources :
1 |
Rapport ONG |
Taliban’s Attack on Girls’ Education Harming Afghanistan’s Future – Human Rights Watch |
17 sept 2024 |
(hrw.org) |
2 |
Rapport ONG |
Afghan University Women Feared This Dark Day – Human Rights Watch (interdiction d’université) |
20 déc 2022 |
(hrw.org) |
3 |
Rapport ONU |
Afghanistan : Opium Survey 2023 – UNODC (chiffre d’affaires 1,36 Mrd $) |
nov 2023 |
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4 |
Rapport ONU |
Afghanistan Drug Insights Vol. 4 : Methamphetamine Supply – UNODC (≈ 700 labos) |
mars 2025 |
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5 |
Rapport humanitaire |
Humanitarian Needs & Response Plan 2025 – Overview – OCHA (28 M de personnes aidées) |
fév 2025 |
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6 |
Rapport Conseil de sécurité |
S/2023/370 – Analytical Support & Sanctions Monitoring Team (rôle de Mohammad Naim Barich / Haqqani) |
juin 2023 |
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7 |
Communiqué US Treasury |
Treasury Sanctions Taliban and Haqqani Network Financiers (désignation narcotrafiquants) |
2017 (archive) |
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8 |
Presse internationale |
“Whipped in front of everyone”: three women on being flogged by the Taliban – The Guardian |
6 mai 2025 |
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9 |
Presse internationale |
Faceless mannequins show off clothes in Afghanistan – France 24 (police des mœurs) |
12 août 2024 |
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