Quand l’école devient un champ de bataille idéologique : les enseignants afghans en exil intérieur

La Lettre d’Afghanistan 4 juin 2025
Depuis le retour des Talibans au pouvoir en août 2021, une double offensive s’est mise en place pour redessiner l’Afghanistan à leur image. Une guerre invisible, mais implacable. D’un côté, une censure systématique des livres, visant à couper les Afghans du monde, des idées, et d’eux-mêmes. De l’autre, une purge idéologique des enseignants, contraints à l’exil intérieur ou au silence. Deux volets d’un même projet : contrôler les esprits, effacer la pensée, tuer la mémoire.
Une société sans livres
Avant 2021, l’Afghanistan connaissait une liberté éditoriale inédite dans la région. Kaboul était devenue une terre d’accueil pour les éditeurs iraniens en quête de respiration intellectuelle. Les librairies prospéraient, les publications se multipliaient. Mais en quelques mois, cet élan a été brisé. Le pays est devenu l’un des endroits les plus répressifs au monde en matière de liberté littéraire.
Les Talibans ont mis en place une Commission d’évaluation des livres rattachée au ministère de l’Information et de la Culture. Ses membres ? Des mollahs ultra-conservateurs et des agents des renseignements. Leur mission : filtrer chaque livre avant publication, au nom de trois principes officiellement énoncés — les valeurs islamiques, les valeurs afghanes, et les politiques de l’Émirat islamique.
Mais ces « valeurs » n’ont jamais été définies. Elles flottent dans un flou volontaire, autorisant tous les abus. Une ligne de poésie, une critique sociale, une métaphore jugée ambiguë, et l’œuvre est interdite. En décembre 2024, une liste noire de 434 livres a été diffusée. Elle comprend des ouvrages de philosophie, de sociologie, de réforme religieuse, des recueils de poésie, ou encore des essais politiques — écrits par des auteurs afghans aussi bien qu’étrangers. Aucun appel, aucune justification. Le soupçon suffit.
Pire : les livres imprimés à l’étranger sont désormais interdits d’entrée en Afghanistan. Les importateurs doivent soumettre chaque titre à la Commission d’évaluation. Aucun livre contenant des images de créatures vivantes — humaines ou animales — n’est autorisé. Selon un éditeur de Kaboul, le nombre réel d’ouvrages bannis dépasse largement la liste officielle. Ce qui est visible n’est que « la partie émergée de l’iceberg ».
Le cas de l’écrivain pashtoune Ezatullah Zawab en est l’illustration tragique. Emprisonné pendant quatre mois, ses livres interdits, sa revue littéraire MINA supprimée sans motif autre que « contraire à l’intérêt national ». L’amour des mots est devenu un crime.
Une société sans maîtres
Mais les Talibans ne se contentent pas de censurer les œuvres. Ils s’attaquent à ceux qui les transmettent. Les enseignants — piliers fragiles de l’Afghanistan moderne — sont aujourd’hui traqués, déplacés, humiliés.
Un phénomène baptisé par les professeurs eux-mêmes « l’exil intérieur » se généralise. Des dizaines d’enseignants expérimentés, dans des villes comme Kaboul, Samangan ou Mazar-i-Sharif, ont été démis de leurs fonctions et envoyés dans des zones rurales reculées, sans infrastructure, sans transport, sans même parfois de salaires suffisants pour survivre. Le but : les pousser à la démission.
À Ghazni, Rasul (nom d’emprunt), enseignant depuis 14 ans, avait fait de son établissement un modèle. Appuyé par des exilés afghans d’Australie, il avait introduit des méthodes pédagogiques modernes. Résultat : sanctionné, exilé dans un village de montagne à six heures de route, sans bibliothèque, sans toilettes, sans tapis pour les élèves. « Il n’y a rien ici, dit-il. J’y dors parfois. Je rentre chez moi tous les quelques jours. »
Son supérieur hiérarchique ? Un directeur taliban analphabète, nommé pour sa loyauté, non pour ses compétences. À ses yeux, Rasul ne soutenait pas assez l’idéologie du régime.
À Balkh, Mahmood Khan, professeur de mathématiques depuis 35 ans, a subi le même sort. Après un désaccord avec le nouveau directeur d’école, il a été muté dans un hameau isolé, accessible uniquement à cheval ou en moto. Quatre heures de trajet par jour. La moitié de son salaire y passe.
À Dara-i-Suf Bala (province de Samangan), 50 enseignants ont été déplacés sur ordre d’un directeur taliban n’ayant que le niveau scolaire d’un élève de sixième. Les enseignants remplacés ? Des diplômés de madrasas, sans formation pédagogique, mais fidèles à l’idéologie.
Dans la province de Sar-e Pol, un professeur a été envoyé dans un village à trois heures de moto pour avoir osé dénoncer un racket exercé par un responsable local. Sa plainte ? Ignorée. La réponse qu’on lui a donnée : « Démissionne, ou continue dans ce trou. »
Une stratégie d’effacement
Avant août 2021, de telles pratiques étaient inconnues du système éducatif afghan. Aujourd’hui, elles sont devenues une méthode. L’exil administratif des professeurs, leur remplacement par des fanatiques sans qualification, participe à une stratégie de talibanisation de l’enseignement. Le but n’est plus d’éduquer, mais de formater. Plus de sciences, plus d’histoire critique, plus de langues étrangères : uniquement le dogme.
Les enseignants deviennent des cibles. Leur dévouement est suspect. Leur savoir, une menace.
Ce qui est en danger, ce n’est pas seulement la littérature
Ce qui se joue en Afghanistan, c’est une guerre contre l’intelligence. Une tentative d’isoler culturellement tout un peuple, de lui ôter ses repères, son passé, son avenir. Les Talibans veulent modeler une société sans livres, sans débats, sans doutes, sans femmes — et sans enseignants pour transmettre autre chose que l’obéissance.
La mémoire collective est attaquée. L’identité nationale est redessinée à coups de ciseaux idéologiques. Le droit de penser librement, de créer, de transmettre, est devenu un crime.
Mais dans l’ombre, malgré la peur, malgré l’épuisement, certains continuent. Des éditeurs résistent en secret. Des professeurs marchent des heures pour donner un cours. Des enfants apprennent, parfois sans livres, parfois en cachette. Dans chaque mot préservé, dans chaque savoir transmis, il y a une promesse : celle que tout n’est pas encore perdu.
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