Les Talibans face à leur propre djihad : un pouvoir fracturé entre autorité centrale et ambitions transnationales
Par-delà les apparences d’un régime monolithique, les Talibans sont aujourd’hui traversés par une fracture idéologique majeure : le djihad peut-il être mené en dehors des frontières afghanes sans l’autorisation du chef suprême ? Cette question, qui pourrait sembler secondaire aux yeux d’un observateur extérieur, révèle au contraire une lutte de pouvoir essentielle au sein du régime, où se croisent ambitions personnelles, conflits de factions, et pressions diplomatiques.
Une arrestation qui en dit long
Le cas de Rahim Sekandar, ancien journaliste et propagandiste zélé du régime sur les réseaux sociaux, cristallise ce conflit. Figure proche du réseau Haqqani, Sekandar a été arrêté à Kaboul par le “Comité de réforme”, une instance interne aux Talibans pilotée par le mollah Hibatullah Akhundzada, pour avoir critiqué publiquement les propos de son dirigeant, Saeedullah Saeed.
Ce dernier avait affirmé que nul ne pouvait mener le djihad à l’étranger sans une autorisation expresse du chef suprême. Pour Sekandar, cette position trahissait l’esprit même du djihad. « Que cherchez-vous à prouver avec de telles déclarations ? », écrivait-il sur Facebook peu avant de disparaître des radars numériques.
Une ligne religieuse contestée
L’écho donné à cette affaire ne s’est pas limité à quelques messages isolés. Plusieurs figures talibanes, dont le cheikh Abdul Sami Ghaznavi, ont publiquement rejeté la fatwa du chef suprême, affirmant que le djihad ne nécessite pas d’autorisation politique ou religieuse centrale, et qu’il relève d’un devoir individuel lorsqu’un territoire musulman est, selon eux, attaqué.
Cette contestation vient frapper au cœur même de l’autorité religieuse du régime. Hibatullah Akhundzada, qui se veut à la fois guide spirituel et autorité suprême, se retrouve mis en cause sur le fondement théologique de son pouvoir.
Pressions pakistanaises, hypocrisie afghane
Cette volonté de contrôle doctrinal n’est pas seulement religieuse : elle est stratégiquement motivée. Depuis des mois, le Pakistan — pays allié mais inquiet — exige des Talibans afghans qu’ils contiennent les attaques du Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP), mouvement djihadiste qui puise ses forces et ses bases arrière… en Afghanistan même.
La fatwa d’Hibatullah, qui interdit le départ de combattants vers d’autres fronts sans ordre direct, s’inscrit donc dans une logique de realpolitik. Il ne s’agit pas tant d’encadrer le djihad que de désamorcer les tensions avec Islamabad, principal bailleur de fonds — mais aussi premier pays menacé par les conséquences d’un djihad hors de contrôle.
Des purges en cascade
Le cas Sekandar ne serait qu’un épisode dans une série de purges silencieuses. Quelques semaines plus tôt, le général Mobin, autre figure de la sphère sécuritaire talibane, a été condamné à 18 mois de prison pour avoir tenu des propos jugés contraires à la ligne officielle.
Ces sanctions internes traduisent une peur grandissante au sommet du régime : celle de voir le mouvement lui-même se retourner contre ses dirigeants. Car les Talibans ne sont pas un bloc homogène. Ils sont une coalition mouvante de factions, parfois rivales, qui ne partagent pas toutes la même vision du pouvoir, ni du rôle de l’Afghanistan dans le djihad global.
Une doctrine éclatée, un pouvoir vacillant
Le mythe d’une autorité unique, verticale et incontestée que représenterait le mollah Hibatullah est sérieusement entamé. Son pouvoir repose moins sur un consensus religieux que sur une capacité à équilibrer les forces en présence, notamment entre la vieille garde de Kandahar, les réseaux militaires des Haqqani, et les groupes salafistes ou tribaux.
Mais ce fragile équilibre est aujourd’hui menacé. En tentant de verrouiller le discours sur le djihad, le chef suprême ne fait que révéler l’ampleur des dissensions internes. Ce que redoutent les Talibans, ce n’est pas une dissidence armée immédiate, mais une érosion idéologique de leur propre légitimité.
Vers une dérive autoritaire et paranoïaque
Le régime afghan de 2024 ressemble de plus en plus à une théocratie assiégée, obsédée par le contrôle interne, où les décisions religieuses sont dictées par des impératifs géopolitiques, et où l’on emprisonne même les plus fervents soutiens du régime, dès lors qu’ils s’écartent de la ligne définie par Kandahar.
Cette crispation révèle une peur profonde de l’éclatement : peur d’une base qui ne reconnaît plus l’autorité centrale, peur de perdre le soutien de certains commandants, peur surtout de voir le djihad — qui fut leur moteur — devenir un feu qu’ils ne maîtrisent plus.
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