Force du bien ou source de coercition ? Un érudit musulman s’interroge sur la loi morale de l’Émirat.

Voici un exposé journalistique approfondi sur le rapport intitulé « A Force for Good, or Source of Coercion? », rédigé par l’islamologue John Butt et publié par l’Afghanistan Analysts Network en avril 2025. Ce rapport analyse en profondeur la nouvelle loi du régime taliban en Afghanistan, connue sous le nom d’Amr bil-Maruf, littéralement « Promotion de la vertu et prévention du vice ».
« Promotion de la vertu et prévention du vice » : Une loi controversée sous l’analyse islamique et historique de John Butt
En avril 2025, l’Afghanistan Analysts Network publie un rapport exceptionnel rédigé par John Butt, islamologue spécialiste des traditions islamiques afghanes et proche du mouvement taliban de par sa formation déobandie. Ce rapport examine en détail la nouvelle loi du gouvernement taliban sur la promotion de la vertu et la prévention du vice, nommée en arabe « Amr bil-Maruf wa Nahi an il-Munkar ».
Le texte de loi afghan comporte 35 articles répartis sur 114 pages, détaillant les comportements considérés comme obligatoires ou interdits, ainsi que les pouvoirs et sanctions dont disposent les agents chargés de son application.
Une perspective spirituelle et théologique complexe
John Butt débute son rapport en évoquant une lettre du très respecté érudit déobandi pakistanais, Mawlana Taqi Usmani, adressée en 2023 au leader suprême taliban Mullah Hibatullah Akhundzada. Mawlana Usmani appelle à modérer certaines pratiques, notamment concernant l’éducation des filles, afin d’éviter que l’islam ne soit vu comme misogyne ou oppressif. Pour Butt, cette lettre révèle l’importance capitale que revêt aujourd’hui l’image publique de l’islam, la « dawa » islamique, et comment elle pourrait être influencée par les lois telles que l’Amr bil-Maruf.
Le rapport insiste sur la nécessité d’examiner le concept d’Amr bil-Maruf non seulement comme une série d’obligations, mais comme un reflet profond de l’islam, devant incarner idéalement des valeurs universelles reconnues et partagées par tous.
Le sens littéral et islamique du Maruf et du Munkar
Butt critique d’emblée les définitions restreintes utilisées par l’Émirat islamique d’Afghanistan (IEA) qui limitent le Maruf au seul respect rigide de la charia, alors que traditionnellement, il recouvre « tout ce qui est universellement reconnu comme bon ». Selon Butt, cette interprétation stricte ignore le sens spirituel et social traditionnellement attribué au concept islamique de vertu.
À travers une analyse scripturaire, Butt rappelle que le Coran préconise clairement la modération (Ummatan wasatan) comme caractéristique essentielle de la communauté musulmane. Or, selon lui, la loi des talibans dérive vers l’extrémisme et néglige la douceur et la miséricorde pourtant centrales dans les enseignements prophétiques.
Les femmes, principales cibles des nouvelles lois
Les femmes afghanes se trouvent particulièrement impactées par cette législation rigoriste. L’application stricte du « hijab islamique » selon l’interprétation des talibans est soulignée dès les premières pages du rapport, illustrant selon Butt une obsession disproportionnée des autorités envers le contrôle des femmes.
Le rapport montre comment les justifications avancées par l’IEA – notamment l’argument de la « tentation » accrue de notre époque – servent à imposer des règles plus strictes que celles du Coran et des Hadiths originaux. Par exemple, les femmes sont forcées de couvrir non seulement leurs cheveux mais aussi leurs visages intégralement, jusqu’à un seul œil visible dans certains cas, un extrémisme qui, selon Butt, dépasse les exigences originelles de l’islam et risque d’alimenter la rébellion contre la religion elle-même.
La presse et l’image : une application mal appropriée des textes religieux
Le rapport s’attarde ensuite sur le traitement réservé par la loi à la presse et aux images. Butt critique particulièrement l’emploi erroné du terme « innovation » (Bida’a) pour qualifier des reportages ou articles journalistiques contraires à l’idéologie talibane. Il rappelle que le terme religieux de Bida’a s’applique exclusivement à des actes introduits dans la religion elle-même, et non à des pratiques journalistiques ou éditoriales.
Il souligne aussi le débat actuel autour des images. Selon Butt, si l’interdiction des images vivantes a un fondement religieux clair (notamment la prévention de l’idolâtrie), elle est devenue aujourd’hui anachronique, surtout concernant les photographies qui ne sont que des reflets de la création divine, et non des créations humaines originales.
Perspectives historiques : un usage politique de la vertu ?
Le rapport étudie ensuite la prétention des talibans à s’inspirer des modèles historiques comme le califat d’Umar Ibn al-Khattab et celui des Abbassides pour justifier l’existence d’une institution étatique dédiée à la vertu. Butt estime que cette affirmation est historiquement discutable et politiquement instrumentalisée, rappelant que traditionnellement, l’application de l’Amr bil-Maruf relevait davantage de l’éducation morale spontanée au sein de la société que d’une coercition étatique systématique.
Implications à long terme : rupture ou rapprochement avec l’islam traditionnel ?
Dans sa conclusion, John Butt soulève des questions fondamentales sur les conséquences de cette loi. Loin d’être simplement coercitive, elle risque selon lui de pousser les Afghans à rejeter l’islam traditionnel modéré et profondément enraciné dans leur culture. La fusion entre religion et pouvoir politique strict prônée par les talibans pourrait transformer durablement la perception de l’islam dans le pays et à l’étranger, exacerbant les incompréhensions et les divisions internes et externes à la communauté musulmane.
En somme, un appel à la réflexion critique
Le rapport de John Butt est un appel vibrant à repenser les modalités d’application des valeurs islamiques dans une société complexe comme l’Afghanistan contemporain. Il défend un islam ancré dans la tradition scripturaire et historique, loin des excès coercitifs, rappelant que la vertu authentique s’épanouit dans la liberté, la compréhension mutuelle et la modération.
En publiant ce rapport approfondi, l’Afghanistan Analysts Network offre une perspective unique et informée sur les enjeux moraux, religieux et sociétaux du nouveau régime taliban, mettant en lumière les risques associés à une instrumentalisation politique des concepts islamiques. Le rapport est non seulement un document essentiel pour les analystes et chercheurs, mais aussi pour tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de l’Afghanistan et à l’évolution de l’islam dans le monde contemporain.
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