Dans « Les Messagères », neuf actrices afghanes portent la tragédie d’Antigone
Dans « Les Messagères », neuf actrices afghanes portent la tragédie d’Antigone
Joëlle Gayot 07/04/2025
« Les Messagères », mis en scène par de Jean Bellorini, au Théâtre des Bouffes du Nord, le 3 avril 2025. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE
Atifa Azizpor arrive d’un pays où, témoigne-t-elle, « c’est très rare de voir du théâtre » : la comédienne a fui l’Afghanistan en août 2021. Avec elle, huit autres actrices, toutes membres de l’Afghan Girls Theater Group, une troupe que Jean Bellorini met en scène dans une adaptation d’Antigone, de Sophocle.
Créé en juin 2023 au TNP de Villeurbanne, Les Messagères, qui se joue au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, débute par un prologue issu d’Antigone peut-être, de Martine Delerm (Editions Cipango, 2022). Un texte court qui, en quelques phrases, convoque le cauchemar afghan : là-bas, il y a toujours des hommes pour surveiller les petites filles à leur fenêtre. Là-bas, les rires ne connaissent pas d’anniversaire.
Elles viennent donc d’une terre aimée mais dangereuse, si hostile aux libertés des femmes qu’il leur était impossible d’y rester. Grâce aux efforts conjugués de Joris Mathieu (directeur du Théâtre Nouvelle Génération à Lyon) et de Jean Bellorini (directeur du TNP de Villeurbanne), elles vivent désormais dans la métropole lyonnaise.
Présences qui ne trichent pas
Elles entrent sur le plateau en dansant et en riant, une séquence aussi joyeuse que furtive, la suite du spectacle n’ayant pas le goût de l’insouciance. Elles ne sont pas de grandes et solides comédiennes de théâtre. Peu importe : leur cohésion et leur jeunesse raflent la mise. En lieu et place d’une technicité virtuose, elles imposent leurs fragilités, gage de présences qui ne trichent pas. Jean Bellorini, architecte délicat de cette représentation, a centré son projet autour de leur dignité. Laquelle appelle, en retour, une écoute respectueuse de la part de spectateurs émus.
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Servie par une belle et ample scénographie (un large carré d’eau surmonté d’une énorme lune), la représentation inspire et expire au-dessus de corps jetés à terre. Les corps, allongés dans le bassin, d’Antigone et Ismène, qui pleurent la mort de leurs frères Etéocle et Polynice. Et plus tard, concluant le drame qui vient d’avoir lieu, le corps prostré de leur oncle, Créon, qui a emmuré Antigone pour la punir d’avoir voulu enterrer Polynice. Une décision que le roi paye au prix fort. Il perd son fils, son épouse, son trône, l’estime de son peuple.
« Les Messagères », mis en scène par de Jean Bellorini, au Théâtre des Bouffes du Nord, le 3 avril 2025. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE
Pas de tombe dans la salle des Bouffes du Nord. Pas de terre ni de poussière. La mise en scène évolue autour d’une mer qui vire du bleu au rouge sanguin, tandis que la lune se calcine. Le plateau s’obscurcit. Le suicide final d’Antigone paraphe un crépuscule cosmique. Surtitré en français, le texte se dit en dari, une langue dont les sonorités liquides glissent vers les rangs du public. Les comédiennes incarnent moins des personnages qu’elles ne portent, d’une voix cristalline, la tragédie de Sophocle, à la manière d’une flamme dont elles se passeraient le relais (certaines jouent plusieurs rôles) et qui ne doit surtout pas s’éteindre.
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Se déplacer d’un point à un autre de l’espace, former ici une silhouette esseulée, ailleurs un chœur, plus loin un duo, chuchoter ou crier, braver l’eau sous l’astre agonisant : le mouvement ininterrompu qui anime les mots et les gestes frappe par sa nécessité. Les actrices ne désertent jamais le champ de la parole. Pas plus qu’Antigone ne se soumet aux lois d’un homme, d’un oncle et d’un roi, elles ne baissent les bras. La révolte de cette héroïne antique irrigue leur lutte. Cette lutte s’exerce, ici et maintenant au théâtre, dans un spectacle inquiet, taraudé par l’urgence de dire et le besoin d’être entendu de neuf femmes afghanes.
Les Messagères, d’après Antigone, de Sophocle, mise en scène de Jean Bellorini. Avec l’Afghan Girls Theater Group. Théâtre des Bouffes du Nord, Paris 10e. Jusqu’au 13 avril.
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