Du minbar au ministère : la revanche sociale des mollahs ruraux

« Living a Mullah’s Life (1): The changing role and socio‑economic status of Afghanistan’s village clerics » a été publié par l’Afghanistan Analysts Network (AAN) le 9 juin 2025, rédigé par Sharif Akram (dans un rapport de Jelena Bjelica pour l’AAN)

L’article examine l’évolution historique des mollahs villageois du sud et sud‑est afghan (Kandahar, Helmand, Khost, Paktia, Ghazni…), en s’appuyant sur une trentaine d’entretiens directs réalisés dans ces régions .

La métamorphose silencieuse des mollahs villageois afghans

Longtemps perçus comme des figures marginales et économiquement démunies, les mollahs villageois du sud et du sud-est de l’Afghanistan connaissent une transformation lente mais profonde. Le rapport minutieux de Jelena Bjelica pour l’AAN retrace, à travers une trentaine de témoignages, l’évolution sociale, économique et politique de ces religieux du quotidien, de la pauvreté presque proverbiale à une intégration croissante dans les cercles de pouvoir de l’Émirat islamique.

Dans les régions rurales pachtounes comme Khost, Paktia ou Ghazni, les mollahs étaient autrefois des hommes pieux, souvent sans ressources, dépendant de la zakat des paysans et relégués aux marges des hiérarchies tribales. Leur prestige symbolique n’était que le miroir de leur indigence matérielle. Ces figures ascétiques, parfois tournées en dérision, occupaient un rôle purement spirituel, sans grande influence sur les affaires du monde — et sans accès aux structures de pouvoir ou aux opportunités économiques.

Mais le temps de l’isolement semble révolu. Quarante ans de guerre ont bouleversé les équilibres traditionnels. La guerre contre les Soviétiques a d’abord renforcé le rôle politique des mollahs, qui ont endossé des responsabilités de commandement au sein des factions moudjahidines. Puis l’exil au Pakistan a exposé nombre d’entre eux à d’autres horizons — la madressa, mais aussi le commerce, les services, et parfois les migrations vers les pays du Golfe.

Avec l’ouverture relative des années 2000, un nouveau chapitre s’est ouvert. Le retour de l’aide internationale, les remises migratoires et l’essor du secteur privé ont offert aux mollahs des perspectives inédites. Certains ont quitté l’imamat pour ouvrir des échoppes à Dubaï ou Kaboul ; d’autres, tout en conservant leur fonction religieuse, ont vu leur statut revalorisé par les dons en numéraire, les voyages financés, ou les parts d’héritage dans des familles désormais installées dans la prospérité.

Le mollah n’est plus cet homme sans bien ni voix, mais un acteur désormais pluriel : imam, entrepreneur, négociateur de conflits, intermédiaire juridique, voire investisseur ou enseignant. Son statut s’est renforcé à mesure qu’il s’est affranchi de la dépendance à sa congrégation. Ce détachement, paradoxalement, lui permet d’affirmer avec plus de fermeté les principes de la charia, là où l’ancien mollah, soutenu par les riches paysans, n’osait dénoncer ouvertement les injustices tribales ou les mariages de compensation.

Cette dynamique se renforce avec la victoire des talibans en 2021. L’Émirat islamique s’appuie désormais massivement sur les mollahs pour gouverner : enseignants dans les madrasas d’État, membres des conseils d’oulémas, administrateurs ou juges religieux, ils sont intégrés à un appareil idéologique et bureaucratique qui en fait une élite fonctionnarisée, parfois bien rémunérée. Pour la première fois dans l’histoire moderne du pays, le pouvoir ne se contente pas de coopter les mollahs — il est mollah.

Cette bascule redéfinit leur place dans la société. D’indépendants, ils deviennent fonctionnaires ; de relais communautaires, ils deviennent exécutants d’un programme étatique centralisé. La tentative de l’Émirat de contrôler les mosquées, d’imposer des prêches officiels et de rémunérer les imams n’est pas qu’un mécanisme de gestion — c’est une stratégie de domination idéologique qui vise à transformer les mollahs en courroies de transmission du régime.

Le statut économique et social du mollah s’améliore, certes. Mais à quel prix ? Nombre de voix s’élèvent pour questionner la légitimité spirituelle d’un mollah devenu gestionnaire, entrepreneur ou agent de l’État. D’autres, au contraire, y voient une voie de renforcement du rôle religieux dans une société mondialisée : un mollah qui voyage, qui commerce, qui enseigne, serait aussi plus instruit, plus affranchi, et donc plus apte à affronter les défis modernes.

Le devenir des mollahs afghans est ainsi emblématique d’une mutation plus large : celle d’une société rurale qui, à défaut de stabilité, s’adapte, s’invente, se recompose. Le mollah du XXIe siècle est à l’image de son pays : tiraillé entre tradition et modernité, autonomie et allégeance, sacré et calcul. Il reste à savoir si cette mutation sera synonyme de renforcement moral ou de banalisation fonctionnelle. En Afghanistan, la figure du mollah, naguère discrète, est désormais au cœur de la fabrique du pouvoir.



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