Le chemin de la libération vis-à-vis des Talibans passe par les contreforts de l’Hindou Kouch et par Kaboul — pas par Islamabad

Par Natiq Malikzada – amu.tv

Publié avec l’autorisation de l’auteur

L’article original en persan est disponible à cette adresse : amu.tv/fa/208621

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Ces derniers jours, la ligne de confrontation verbale entre les Talibans et le Pakistan s’est de nouveau enflammée. Après une période de combats frontaliers suivie d’un cessez-le-feu à Doha, les deux parties avaient tourné leurs regards vers Istanbul, espérant que les pourparlers parrainés par le Qatar et la Turquie offriraient une issue à la crise. Mais la rencontre d’Istanbul s’est achevée sans résultat : si les représentants des deux camps ont réaffirmé leur attachement au cessez-le-feu, le langage de la politique s’est mué, des deux côtés, en langage de menaces.

Le ministre pakistanais de la Défense, Khawaja Muhammad Asif, a menacé ouvertement les Talibans de « destruction totale », déclarant que le Pakistan n’aurait même pas besoin d’utiliser une fraction de sa puissance militaire. En réponse, les dirigeants talibans ont adopté un ton tout aussi agressif, évoquant le « cimetière des empires » et allant jusqu’à parler d’une « attaque contre Islamabad » si le Pakistan poursuivait ses frappes contre les membres du TTP présents en Afghanistan. Ces échanges s’inscrivent dans le contexte d’un cessez-le-feu fragile obtenu grâce à la médiation de Doha, mais dont l’échec d’Istanbul a ravivé les tensions.

Dans ce climat, une partie des sympathisants des mouvements anti-talibans — j’insiste : une partie des sympathisants, non les mouvements eux-mêmes — se réjouit des menaces pakistanaises à l’encontre des Talibans. Certains, avec enthousiasme, encouragent même le Pakistan à « en finir avec les Talibans ». Or, cette jubilation n’est pas seulement naïve, elle pourrait être la plus dangereuse des illusions politiques du moment. Ahmad Massoud, le chef du Front de résistance, l’a dit clairement : toute solution durable pour transformer la situation afghane doit émerger de l’intérieur et être acceptée par le peuple. Les solutions imposées de l’extérieur, même si elles produisent un frisson immédiat, replongent l’Afghanistan dans un nouveau cycle de dépendance et d’instabilité — ce que l’histoire du pays illustre sans ambiguïté.

Avant tout, il faut dire que je ne crois pas que le Pakistan veuille « éliminer » les Talibans. Pour l’État pakistanais, les Talibans sont le produit de décennies d’investissements stratégiques — un outil pour contrôler la « profondeur stratégique » et empêcher l’émergence à Kaboul d’un gouvernement réellement indépendant et fort. Malgré les tensions ponctuelles, les Talibans restent, dans la vision globale d’Islamabad, l’instrument idéal pour maintenir un Afghanistan faible, divisé et dépendant.

Les affrontements actuels doivent donc être vus comme une punition destinée à obtenir la soumission — une pression pour faire plier, non pour remplacer. Islamabad peut, selon les circonstances, exercer des pressions, écarter certains chefs ou infliger quelques frappes de représailles, mais l’élimination complète du mouvement taliban ne correspond pas à ses intérêts : toute alternative nationale et indépendante à Kaboul serait plus difficile à contrôler, plus coûteuse et plus risquée. En somme, pour le Pakistan, les Talibans demeurent l’option la moins chère pour garder l’Afghanistan à genoux.

Ceux qui applaudissent aujourd’hui à une hypothétique intervention pakistanaise contre les Talibans devraient réfléchir aux conséquences. Même dans le scénario improbable où le Pakistan déciderait de les éliminer complètement, cette voie resterait dangereuse. Pourquoi ? Parce qu’un changement de pouvoir imposé par Islamabad signifierait automatiquement que le futur gouvernement afghan agirait selon les desiderata pakistanais : sécurité frontalière, commerce, transit, exploitation minière, langage diplomatique — tout serait dicté depuis Islamabad. Ce serait la reproduction d’un État fantoche, sans base sociale, dépendant de la coercition et de l’appareil sécuritaire pour survivre. Chaque divergence interne serait alors qualifiée d’« atteinte aux intérêts du voisin ». L’Afghanistan connaîtrait une paix de façade, masquant la peur intérieure et la captivité extérieure — une situation déjà expérimentée sous l’Émirat islamique actuel.

On risquerait aussi de revivre les années 1990 : après la chute du régime de Najibullah, Islamabad avait tenté d’imposer son modèle à Kaboul en soutenant Gulbuddin Hekmatyar contre Ahmad Shah Massoud. Le refus de ce dernier avait déclenché une guerre dévastatrice et le vide créé permit au Pakistan de créer les Talibans. Si nous laissons aujourd’hui encore notre destin aux mains d’autrui, la même histoire risque de se répéter : Islamabad n’acceptera jamais un pouvoir indépendant et rallumera la guerre par l’intermédiaire de ses groupes armés. Attendre des « fleurs après la chute des Talibans » serait donc illusoire si le scénario vient d’Islamabad.

Plus grave encore que la chute d’un régime mauvais serait l’usure sociale. Quand le changement de pouvoir vient du poing du voisin, le peuple se sent humilié et dépossédé de son destin. Le nouveau pouvoir, né de l’ingérence étrangère, n’a pas de légitimité profonde et chaque conflit interne prend une coloration ethnique ou régionale. La vie quotidienne se politise : postes de contrôle, extorsions locales, silence médiatique, autocensure de la société civile. Nous voyons déjà ces symptômes sous les Talibans : sentiment d’humiliation, migrations forcées, désespoir des jeunes. Un nouveau régime imposé de l’extérieur ne ferait que changer d’uniforme, pas de logique.

Une telle configuration pourrait apporter un calme temporaire, mais non la paix : elle ne ferait que cacher le feu sous la cendre. Un pays bâti sur le ressentiment et l’humiliation ne peut se relever. Seul un changement dont le peuple est acteur peut créer une transformation authentique.

Encourager Islamabad à « résoudre » la question talibane reviendrait donc à lui céder encore une fois le droit de déterminer le destin afghan — au même acteur qui a contribué à créer le problème. D’où l’importance de rappeler, comme Ahmad Massoud, qu’aucune solution extérieure ne saurait être acceptable. Elle peut sembler rapide, mais son coût se paie sur des générations. Toute solution durable doit donc prendre racine à Kaboul, non dans les salles de crise d’Islamabad.

Pourquoi une solution intérieure est-elle plus rationnelle et morale ?
Parce qu’elle repose sur la légitimité : un gouvernement issu de la volonté populaire et construit de l’intérieur est non seulement moralement supérieur, mais aussi plus efficace. Sa légitimité vient de la société et non de la signature d’un voisin. Il craint moins, résiste plus, et se montre plus stable. En cas d’un consensus national, la marge de manœuvre des voisins pour manipuler les dossiers de frontières, d’eau, de commerce ou de sécurité se réduit considérablement.

Une telle solution afghane suppose plusieurs démarches simples mais constantes : établir un langage commun entre opposants autour du système politique, des droits citoyens, de la justice transitionnelle et de la décentralisation ; adopter l’éthique de la transparence et de la responsabilité face à la société civile et aux médias ; refuser d’offrir le sol afghan comme champ de bataille aux autres ; inclure femmes, jeunes et intellectuels dans la conception du futur ; pratiquer une diplomatie calme et précise, sans brader la souveraineté nationale.

Les mouvements anti-talibans tirent leur légitimité de leur indépendance narrative et de leur autonomie d’action. Quand une partie de leurs sympathisants mise sur l’ingérence étrangère, elle renforce malgré elle le discours taliban selon lequel l’opposition serait « manipulée par l’extérieur ». La liberté, si elle doit renaître en Afghanistan, ne peut être donnée — elle doit être conquise. Et cette conquête appartient au peuple afghan, non à une armée voisine agissant en notre nom.

Ainsi, encourager le Pakistan à renverser les Talibans n’est ni une stratégie ni un raccourci : c’est la perpétuation d’une erreur historique coûteuse. Ceux qui veulent regarder leurs enfants demain sans honte doivent aujourd’hui résister à cette tentation facile et revenir sur le seul chemin qui rende dignité à la lutte : celui qui passe par les contreforts de l’Hindou Kouch, où la légitimité naît des mains du peuple et libère l’Afghanistan de l’ombre d’une « amitié déstabilisatrice ».

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🌿 Natiq Malikzada, victime d’une agression à Londres en janvier 2025

Journaliste et militant des droits humains, Natiq Malikzada appartient à cette génération d’Afghans qui ont choisi la parole plutôt que le silence. Installé à Londres après la chute de la République, il est devenu l’une des voix les plus lucides et courageuses de la diaspora, dénonçant sans relâche la brutalité du régime taliban et l’indifférence du monde.

Dans la nuit du 13 février 2025, il a été violemment agressé à son domicile par deux individus masqués. Les assaillants, restés non identifiés, l’ont blessé à plusieurs reprises avant de prendre la fuite. Transporté à l’hôpital, Malikzada a survécu à ses blessures et a repris la parole quelques jours plus tard, malgré le traumatisme. La police britannique a ouvert une enquête, mais aucune arrestation n’a encore été annoncée.

La veille de l’attaque, il publiait sur le réseau X un message avertissant de la présence croissante de partisans des talibans en Europe et du climat de peur qui pousse de nombreux exilés à se taire. Une coïncidence troublante, que beaucoup ont interprétée comme le signe d’une répression désormais transnationale.

Figure respectée du journalisme afghan indépendant, Natiq Malikzada a collaboré avec plusieurs médias internationaux avant de s’imposer comme une conscience critique du monde afghan. Son parcours, marqué par la fuite, l’exil et le courage, illustre la résistance de toute une génération : celle qui, même loin de sa terre natale, refuse de laisser la peur dicter le silence.

🔗 Source : Afghanistan International (14 février 2025)




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