Récit d’une génération silencieuse, mais éveillée

by Fakhrieh Samandari – Professeure d’université, écrivaine, militante sociale pour les droits des femmes et l’éducation, fondatrice de l’école en ligne Gohar Shad Begum


Le cahier resté blanc

Dans une ruelle étroite et poussiéreuse de la ville, là où l’odeur du pain chaud se mêle à la brume légère du matin, une jeune fille est assise près de la petite fenêtre de sa maison. Son cahier, ouvert sur ses genoux, garde des pages immaculées.

Ce n’est ni la lassitude des études, ni la paresse d’écrire qui la retiennent : depuis longtemps, la cloche de l’école a cessé de sonner pour elle.

Son regard se perd au loin, vers ce chemin qu’elle empruntait jadis pour rejoindre sa classe. Ce sentier est aujourd’hui fermé par mille murs visibles et invisibles — murs de lois restrictives, de pressions sociales, de croyances figées dans le passé.

Cette jeune fille n’est pas une seule et même personne : elle possède des milliers de visages, des milliers de noms, des milliers d’histoires. Toutes partagent pourtant un point commun : leurs rêves de salle de classe et de tableau noir se sont réduits à l’écran minuscule d’un téléphone portable ou à un cahier dissimulé au fond d’un placard.

Nous les désignons souvent par des mots comme privation, pauvreté, victime. Mais est-ce toute l’histoire ?

Si l’on tend l’oreille, derrière le silence résonne un autre son : celui de pas lents mais décidés, d’une génération qui, au cœur même des interdictions, invente ses propres chemins d’apprentissage.

C’est cette génération que j’appelle « la génération silencieuse, mais éveillée ».

Chapitre I — Une réalité amère et des chiffres invisibles

Ces dernières années ont été d’une lourdeur écrasante pour l’éducation des filles : écoles fermées, occasions d’études raréfiées, effacement progressif de la présence féminine dans les domaines du savoir.

Les rapports d’institutions éducatives indiquent que, dans certaines régions d’Afghanistan, plus de 50 % des filles sont privées d’enseignement officiel. Mais ce chiffre, sec et froid, n’est qu’un fragment de la vérité.

Derrière lui se cachent des visages : des adolescentes forcées de rester à la maison, des enfants livrées au mariage précoce, des jeunes qui ont renoncé à l’université pour soutenir leur famille dans les tâches quotidiennes.

Et ce que n’évoque aucune statistique, c’est que nombre d’entre elles refusent de capituler. Elles ont transformé leurs maisons en petites classes improvisées, se sont accrochées à des cours dispensés par téléphone malgré une connexion chancelante, ou ont poursuivi seules leur route en feuilletant de vieux livres et cahiers usés.

Ce sont ces « chiffres invisibles » que le monde doit entendre : des données qui ne comptent pas seulement celles qui abandonnent, mais celles qui avancent encore sur le sentier du savoir.

Chapitre II — La résistance silencieuse

Un jour, je parlais avec Somayeh, seize ans. Elle m’a confié :

« Quand l’école a fermé, chaque matin je rangeais mes livres et cahiers, persuadée que nous y retournerions le lendemain. Les mois ont passé, et rien. Un jour, j’ai compris que si je ne commençais pas par moi-même, j’oublierais tout. »

Désormais, elle se réunit trois fois par semaine avec trois amies dans la cour de sa maison. Elles étudient à partir des livres de sa grande sœur. Il n’y a ni pupitre ni tableau, mais leurs rires éclatent, portés par la joie d’apprendre.

Zohreh, dix-sept ans, vit dans un village isolé. Son unique accès au savoir est le téléphone de son frère, qu’elle n’a pas toujours à disposition. Elle raconte :

« La connexion est faible, parfois seule la voix du professeur me parvient et l’image se fige, mais même ce son est pour moi une lueur d’espoir. »

La résistance silencieuse de ces filles n’a pas de slogans ni de manifestations. Pas de banderoles, pas de sponsors.

C’est une action modeste, obstinée, et c’est cette obstination qui entretient la flamme de l’espoir.

Chapitre III — Racines sociales et culturelles des obstacles

Pourquoi l’éducation des filles se heurte-t-elle encore à tant de barrières dans certaines sociétés ? Les causes se mêlent :

  1. Les croyances traditionnelles — Certaines familles pensent encore que l’éducation des filles n’est ni nécessaire ni souhaitable, car elle pourrait « bouleverser les rôles traditionnels ».

  2. La pression sociale — Même lorsqu’une famille soutient l’instruction d’une fille, le regard et les jugements des proches peuvent les décourager.

  3. Les contraintes économiques — Dans la pauvreté, l’éducation des garçons prime : ils sont vus comme les « soutiens de famille de demain ».

  4. Les politiques restrictives — Des décisions prises sans considération pour le droit des femmes à l’éducation dressent les plus hauts murs sur le chemin du progrès.

Et pourtant, l’expérience, qu’elle soit locale ou internationale, prouve que l’éducation des filles n’est ni un danger pour la culture, ni une dépense vaine. Partout où les femmes sont plus instruites, l’économie se renforce, la santé publique s’améliore, la violence recule.

Chapitre IV — Les femmes porteuses de lumière

Ces dernières années, certaines femmes ont, malgré les obstacles, allumé des lampes d’espérance.

Maryam, enseignante, a sacrifié une partie de son maigre salaire pour acheter un ordinateur portable et donner des cours en ligne gratuits aux filles de son quartier.

Leila, mère de famille, a vendu son propre téléphone afin de payer une connexion internet à sa fille.

Ces femmes ne paraissent pas dans les journaux internationaux, mais leur impact est tangible et profond. Chaque fille instruite devient à son tour une lumière pour des dizaines d’autres. Cette chaîne d’espoir ne se brise pas, même dans les ténèbres les plus épaisses.

Chapitre V — Du récit de victime au récit d’héroïne

Le problème, c’est que les médias présentent trop souvent femmes et filles uniquement comme des victimes : faibles, démunies, dépendantes. Cette image est tronquée, et même nuisible.

Il faut changer le récit. Les filles qui continuent à étudier malgré toutes les barrières sont les héroïnes véritables. Elles incarnent, dans leurs gestes mêmes, le courage et l’inventivité.

Lorsque le monde écoute ces histoires, la compassion laisse place à l’investissement. L’aide ne se réduit plus à des dons ponctuels, mais se traduit en projets éducatifs et économiques durables.

Chapitre VI — Un avenir à bâtir

Ignorer aujourd’hui cette génération, c’est condamner l’avenir. Une société qui met de côté la moitié de son potentiel intellectuel et scientifique ne peut espérer un développement durable.

Mais investir dans cette génération — par l’éducation, la formation professionnelle, l’égalité des chances — transformera non seulement la vie des filles, mais l’avenir de toute la collectivité.

Ce n’est pas seulement le rôle des gouvernements : chaque individu, chaque organisation, chaque famille peut être acteur de ce changement. Même un livre offert, une heure de cours donnée, ou un simple accès à internet peuvent ouvrir une porte nouvelle dans une vie.

La voix d’une génération éveillée

La génération actuelle de filles semble peut-être plus silencieuse qu’autrefois, mais elle est plus éveillée, plus consciente que jamais. Elles ont appris que, même si la porte de l’école se ferme, elles peuvent entrouvrir une fenêtre vers le savoir.

Si nous portons plus haut cette voix, si enseignants, écrivains, mères et leaders locaux racontent ces efforts, plus personne ne pourra dire que nos filles sont à la marge de l’Histoire.

Elles sont au cœur de l’Histoire, avec un stylo et un livre qui, aujourd’hui, paraissent modestes, mais qui, demain, écriront le destin d’une nation.



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