Antonio Giustozzi: «Des cellules de l’État islamique au Khorasan sont déjà en place en Europe»
Il est tout à fait possible qu’un scénario comme celui de Moscou (du 22 mars 2024) se produise un jour en France ou en Europe. Artem Priakhin / SOPA Images via
LE FIGARO.FR
ENTRETIEN – Auteur d’un livre sur cette filiale de Daech en Asie centrale, le chercheur affirme que l’EI-K est aujourd’hui l’une des branches les plus «actives» de l’organisation terroriste.
Docteur en relations internationales de la London School of Economics et chercheur au Royal United Services Institute, Antonio Giustozzi est notamment l’auteur de The Islamic State in Khorasan : Afghanistan, Pakistan and the New Central Asian Jihad (C. Hurst and Co Publishers, 2018).
LE FIGARO. – Qu’est-ce que l’État islamique au Khorasan ?
ANTONIO GIUSTOZZI. – C’est une filiale régionale créée en 2015 par l’État islamique « central », le califat. Sa zone d’opération englobe l’Afghanistan, une partie de l’Asie centrale et l’Iran. L’État islamique a fondé d’autres « provinces » à travers le monde, en Afrique, en Turquie, en Asie orientale, en Inde, etc. L’État islamique au Khorasan n’est pas indépendant, seulement un peu plus autonome, mais il demeure loyal au califat, même si celui-ci est très affaibli, pour ne pas dire détruit, et sa stratégie correspond à la stratégie mondiale de l’État islamique.
Cela dit, l’EI-K semble être l’une des filiales les plus « dynamiques ». Il conserve relativement un bon niveau en matière de maîtrise administrative, de capacité de formation et de propagande. Ils savent également gérer à travers le monde les cellules terroristes constituées de Centrasiatiques, d’Afghans, de Tadjiks… Il faut savoir que ces cellules ne communiquent jamais entre elles et il faut les alimenter en informations, en argent, etc. Enfin, l’EI-K peut compter sur 6.000 à 7.000 membres dont quelques centaines sont des cadres et les deux tiers des combattants, le reste relevant de la logistique. Et leur grand combat demeure celui contre les talibans en Afghanistan.
Pourquoi ce groupe vise-t-il alors depuis quelques années l’Occident mais aussi la Turquie, la Russie ou l’Iran ?
En raison d’une décision prise par l’État islamique « central » il y a deux ou trois ans, l’EI-K étant visiblement peu enthousiaste au début avant de s’y rallier. Le califat est alors exsangue, en manque d’argent, en manque de succès, en manque de retombée médiatique et de propagande sur les réseaux sociaux. Ils ont voulu changer le « narratif » pour regagner en prestige, en capacité d’attraction et pour récolter de l’argent. Et ils savaient qu’ils ne le feraient pas en commettant des attentats à Kaboul ou en Afrique. Il fallait des frappes médiatiques.
Mais encore fallait-il trouver des terroristes, sachant que c’est la mort ou la prison qui les attendait. Or l’État islamique avait un problème : il n’y avait plus assez de djihadistes arabes en raison des énormes pertes subies dans la zone syro-irakienne. Et l’EI avait besoin des survivants pour mener la nouvelle guerre de guérilla qui se livre là-bas. Ces combattants ne pouvaient pas être gaspillés.L’idée étant de commettre des attentats en Europe mais pas uniquement. De très nombreux projets ont échoué en Europe car ces djihadistes centrasiatiques sont de bons soldats mais de mauvais terroristes.
En revanche, les combattants venus d’Asie centrale, excellents dans une guerre classique, étaient inutiles dans une guérilla. Beaucoup sont passés en Turquie. L’idée étant de commettre des attentats en Europe mais pas uniquement. De très nombreux projets ont échoué en Europe car ces djihadistes centrasiatiques sont de bons soldats mais de mauvais terroristes.
En revanche, l’attentat de Moscou perpétré par des Tadjiks est un vrai « succès » car les images ont fait le tour du monde et de la Russie via les médias et les réseaux sociaux russes et internationaux. Des attentats ont été également commis en Iran ou en Turquie. La stratégie de Daech semble avoir porté ses fruits car sa situation financière s’améliore. Il faut noter que l’État islamique au Khorasan dit recevoir une partie de ces fonds depuis l’Afrique, ce qui illustre un changement en cours. Auparavant, ils recevaient toujours l’argent depuis la Turquie, où était installée la « banque » de l’État islamique.
L’Afghanistan est bien loin, comment l’EI-K peut-il créer le danger en Occident ?
La plupart des individus interpellés en Europe ne venaient pas directement d’Afghanistan mais de Turquie. Beaucoup d’Afghans ont fui après l’arrivée au pouvoir des talibans et ces réfugiés sont bloqués là-bas, où ils sont mal traités et ciblés par les groupes terroristes. L’immense majorité les ignore mais certains les rejoignent. Quand ils parviennent à rejoindre l’Europe, ils s’y établissent, mettent en place une cellule, se regroupent et essaient de planifier une attaque. La chance est qu’ils sont plutôt mal formés car, en Turquie, Daech ne peut compter que sur des installations d’entraînement limitées. Mais ils continuent à essayer.
Un attentat similaire à celui de Moscou est-il possible en France ?
L’attaque de Moscou le 22 mars était un « coup de chance » après de nombreuses tentatives infructueuses. Mais, là encore, l’idée est d’essayer sans cesse jusqu’à ce que cela marche. L’attaque du 23 juin au Daguestan contre des églises orthodoxes et une synagogue était mieux organisée mais elle a eu moins de retentissement médiatique.
Il est tout à fait possible qu’un scénario comme celui de Moscou se produise un jour en France ou en Europe. C’est bien pour cette raison que les projets se succèdent. Mais les services de renseignements et de police ont beaucoup plus d’expérience qu’il y a dix ou vingt ans. Y compris en termes d’infiltration, ce qui est le moyen le plus dissuasif. Mais ce n’est pas quelque chose que l’on peut faire en une semaine.
Et c’est l’une des raisons pour lesquelles l’État islamique utilise des Centrasiatiques, des Afghans ou des Caucasiens, car il pense probablement que les réseaux « arabes » sont plus infiltrés. Mais, à l’inverse, il faut aussi souligner les faiblesses de ces terroristes mal formés, totalement étrangers aux sociétés dans lesquels ils vivent. L’accès aux armes n’est par ailleurs pas le même qu’en Afghanistan, où vous pouvez acheter une Kalachnikov au marché en faisant vos courses. Cela suppose des contacts avec le crime organisé qui maîtrise les réseaux de trafiquants d’armes ex-yougoslaves ou ex-soviétiques, profitant des guerres dans les Balkans ou en Ukraine.
Mener une attaque du même niveau que celle du Bataclan ou celle de Moscou n’est donc pas aussi simple. Mais cela demeure tout à fait possible. Et des cellules sont déjà en place.

«The Islamic State in Khorasan : Afghanistan, Pakistan and the New Central Asian Jihad» d’Antonio Giustozzi, C. Hurst and Co Publishers, 296 p., 30 $
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