Talibans et Khmers rouges : deux totalitarismes dans le rejet du savoir et de la liberté
Ils n’étaient pas faits pour se rencontrer, et pourtant ils se répondent. Les Talibans qui contrôlent l’Afghanistan depuis août 2021 et les Khmers rouges qui dirigèrent le Cambodge de 1975 à 1979 partagent plus qu’un autoritarisme brutal : ils incarnent deux formes radicales de totalitarisme idéologique, où la société est remodelée de force, le savoir éradiqué, et la liberté supprimée. À un demi-siècle d’écart, ces deux régimes s’emploient à isoler leur peuple, détruire les institutions éducatives et écraser la pensée indépendante.
Mais là où les Khmers rouges se sont volontairement repliés dans une autarcie sanglante, les Talibans, eux, cherchent à obtenir une reconnaissance internationale — tout en violant systématiquement les principes que cette reconnaissance suppose.
Deux révolutions contre la société
Les Khmers rouges, guidés par Pol Pot, prennent Phnom Penh en avril 1975. Leur objectif est immédiat : abolir l’ancien monde. Les villes sont vidées en quelques heures. L’argent est interdit. La propriété privée disparaît. Les écoles ferment, la religion est bannie. En quatre ans, près de deux millions de personnes périssent, exécutées ou mortes de faim, de maladie ou de travail forcé.
Les Talibans, revenus au pouvoir à Kaboul en août 2021, imposent à nouveau leur Émirat islamique. Leur régime repose sur une interprétation rigoriste du sunnisme deobandi : la charia devient unique source du droit, les femmes sont exclues de l’espace public, et les institutions démocratiques sont abolies. La société est remodelée pour correspondre à une vision religieuse ultra-conservatrice.
Dans les deux cas, la prise du pouvoir est suivie d’une destruction méthodique de l’ordre social antérieur, perçu comme impur, corrompu ou infidèle.
Contrôle absolu et terreur diffuse
Le point commun fondamental est la volonté de contrôle total sur la population. Chez les Talibans, cela se traduit par une répression diffuse mais constante : police religieuse, flagellations publiques, surveillance des comportements, interdiction des fêtes, des musiques, des réunions mixtes. Les femmes doivent se couvrir intégralement, ne peuvent voyager seules ni travailler dans la plupart des secteurs. Les dissidents sont arrêtés, torturés, ou « disparus ».
Chez les Khmers rouges, le contrôle est absolu, extrême et sanglant. Toute personne éduquée est un ennemi potentiel. Le port de lunettes suffit à être considéré comme « intellectuel » et exécuté. L’idéologie est imposée jusque dans la vie privée. Le système Santebal (la police politique) dirige les arrestations, les interrogatoires et les exécutions. Le centre S-21, à Phnom Penh, est emblématique : sur 14 000 prisonniers, seuls 12 ont survécu.
Éradication du savoir : l’école comme cible première
Les Khmers rouges suppriment toute forme d’enseignement. Les écoles ferment, les enseignants sont éliminés physiquement. Toute trace de culture ou de mémoire est détruite. Il s’agit de repartir de « l’année zéro », selon leurs termes : aucun passé, aucune connaissance, aucun individu autonome.
Les Talibans mènent une politique similaire, bien que plus subtile dans sa forme. Dès leur retour, ils ferment les lycées de filles, interdisent l’accès des femmes aux universités, remplacent les matières scientifiques par des enseignements religieux. En 2023, plus de 5 000 écoles communautaires ont été fermées, en particulier dans les zones rurales. Les enseignants qui résistent sont intimidés, arrêtés ou contraints à l’exil. Les écoles deviennent des lieux d’endoctrinement religieux : les madrasas.
Cette destruction de l’éducation n’est pas un dommage collatéral : elle est centrale. Le savoir libère, et les régimes totalitaires le savent. L’école est donc démantelée, les enseignants réduits au silence, les élèves privés de toute curiosité critique.
Une différence majeure : la relation au monde
Sur ce point, une divergence essentielle sépare les deux régimes.
Les Khmers rouges choisissent l’isolement total. Aucun média étranger n’est autorisé, aucun contact diplomatique n’est recherché. L’unique allié extérieur reste la Chine maoïste. Le régime se replie dans une autarcie brutale, persuadé de pouvoir bâtir son utopie en vase clos.
Les Talibans, eux, veulent être reconnus. Depuis 2021, ils mènent une intense campagne diplomatique pour obtenir un siège aux Nations unies, ouvrir des ambassades, bénéficier d’accords commerciaux et recevoir des aides internationales. Le Qatar, la Chine, la Russie ou encore le Pakistan servent de relais à cette stratégie.
Mais ce désir de reconnaissance se heurte à une contradiction fondamentale : les Talibans refusent de se plier aux normes minimales exigées par la communauté internationale, en particulier :
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Le respect des droits des femmes (travail, éducation, mobilité).
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L’ouverture à une gouvernance inclusive.
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La garantie de liberté religieuse et d’expression.
Ainsi, ils exigent les avantages de la reconnaissance (aide humanitaire, commerce, légitimité politique), sans accepter ses contreparties éthiques et juridiques. Ce double langage est de plus en plus dénoncé par les ONG et les diplomaties occidentales, mais aussi par les activistes afghans en exil.
L’idéologie avant l’humain
Talibans comme Khmers rouges placent l’idéologie au-dessus de toute considération humaine. Chez les premiers, toute loi est subordonnée à la charia ; chez les seconds, toute personne est jugée à l’aune de sa conformité au marxisme agraire. L’individu n’a plus d’existence propre. Il est un rouage à soumettre, un danger à surveiller ou un corps à éliminer.
Ce qui était enseigné, pensé, transmis — tout doit disparaître. Les différences de genre, de culture, de pensée, sont effacées ou persécutées. L’uniformité devient vertu, l’obéissance la seule valeur.
L’histoire bégaie, et le monde hésite
L’histoire des Khmers rouges a laissé un traumatisme durable : deux millions de morts, un pays dévasté, une culture effacée. Le monde n’a réagi que tardivement, après l’invasion vietnamienne de 1979. Aujourd’hui, les Talibans suivent un chemin aux accents familiers : destruction de l’éducation, isolement progressif, endoctrinement généralisé, tout en exigeant des gages de légitimité auprès des instances internationales.
Mais une reconnaissance ne se quémande pas — elle se mérite. Tant que les Talibans refuseront les principes fondamentaux du droit international, ils ne seront qu’un régime de fait, non de droit. À vouloir le pouvoir sans en assumer les responsabilités, ils condamnent leur pays à l’enfermement, et leur peuple à la souffrance.
L’histoire a déjà tranché : aucun régime fondé sur l’ignorance, la peur et la soumission n’a jamais apporté la paix ni la dignité. Il est temps que la communauté internationale, au lieu de chercher à « composer » avec les Talibans, exige des actes clairs, et non des promesses creuses.
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