L’Afghanistan, laboratoire de l’effacement féminin

Sous les décrets actuels, la complétion tend vers 0 % pour les filles dans les années à venir (ban au-delà du primaire, extension aux instituts médicaux fin 2024).
Part des jeunes femmes ni en éducation ni en emploi ni en formation. Hommes : 20,2 %.
Restrictions de déplacement, interdictions sectorielles, fermeture d’emplois publics & ONG.
Faible bancarisation = autonomie économique limitée et exposition accrue au contrôle familial.
Effacement quasi-total des femmes de la gouvernance et des responsabilités de direction.
Dernière mesure nationale disponible (2018). La collecte depuis 2021 est fortement entravée.
Les restrictions post-2021 provoquent une spirale descendante sur toutes les dimensions (éducation, travail, santé, représentation, sécurité). Sans levée des interdictions et canaux financiers sûrs pour les femmes, les scores continueront de se dégrader.
L’édition 2024 du Gender Index publiée par ONU Femmes constitue un document d’une portée historique : jamais un État n’avait atteint un tel niveau d’effondrement dans les indicateurs de parité et d’autonomie féminine. Avec un score de 0,173 sur l’Indice d’autonomisation des femmes (WEI) et 0,237 sur l’Indice mondial de parité de genre (GGPI), l’Afghanistan taliban ne figure plus seulement parmi les pays les plus inégalitaires du monde : il devient un cas unique d’effacement institutionnalisé des femmes. Ce chiffre brutal résume l’essence du régime : un système conçu pour interdire aux femmes toute existence publique, tout savoir et toute capacité à choisir leur vie.
Le retour en arrière absolu
Avant 2021, l’Afghanistan figurait déjà dans le bas des classements mondiaux en matière d’égalité de genre. Mais depuis la chute de la République et la prise de pouvoir des Talibans, la situation a basculé dans un régime de régression totale. L’ONU estime que les Afghanes ne peuvent exercer que 17 % de leurs droits et libertés fondamentales, et n’atteignent qu’à peine un quart des résultats masculins dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’emploi ou de la participation politique.
La méthodologie du rapport repose sur les deux indices jumeaux (WEI et GGPI) développés par l’ONU Femmes et le PNUD : ensemble, ils mesurent à la fois la capacité des femmes à exercer leurs droits et la parité réelle entre les sexes. Pour l’Afghanistan, les données ont été collectées entre février et mars 2024 dans huit provinces, auprès de 2 155 personnes. Ce travail de terrain, complété par les données des agences onusiennes, montre un pays où toutes les variables du développement humain sont genrées à la baisse.
La santé compromise, la vie écourtée
Les Afghanes vivent aujourd’hui moins longtemps et en moins bonne santé. L’espérance de vie en bonne santé n’est que de 84,1 % de la durée totale de vie, contre 86,4 % chez les hommes, un écart faible mais trompeur : il masque la dégradation rapide des conditions sanitaires féminines. Les restrictions imposées depuis 2021 – obligation d’être accompagnée d’un mahram pour consulter, interdiction faite aux femmes de suivre des études médicales ou d’exercer certaines professions – détruisent les réseaux de soins féminins. Le rapport souligne qu’en décembre 2024, le bannissement des Afghanes des instituts médicaux a mis fin à la formation de nouvelles sages-femmes et infirmières : une génération entière de femmes sera privée d’accès à des soignantes.
À cette crise structurelle s’ajoutent les conséquences du mariage précoce : un taux de natalité adolescente de 62 naissances pour 1 000 filles de 15 à 19 ans, le double de la moyenne mondiale. Moins de la moitié des Afghanes (48,7 %) ont accès à une contraception moderne, souvent par peur, pauvreté ou interdiction familiale. En somme, l’État taliban impose une politique reproductive non dite : la maternité forcée comme destin social.
Lire aussi :
L’école interdite, le savoir confisqué
Le deuxième pilier de l’indice, l’éducation, révèle une tragédie silencieuse : le taux de scolarisation secondaire des filles tombera bientôt à zéro. Depuis mars 2022, les filles sont exclues de l’enseignement au-delà de la sixième année. Cette mesure, étendue en 2024 à la santé et à certaines formations techniques, a effacé vingt ans de progrès. Les jeunes Afghanes sont désormais quatre fois plus nombreuses que les hommes à n’être ni en emploi, ni en éducation, ni en formation : 78 % contre 20 %. Ce chiffre illustre l’ampleur de la désintégration intellectuelle d’une génération.
Privées d’école, les filles perdent non seulement leur avenir économique, mais aussi la conscience de leur dignité. Le rapport souligne qu’en coupant l’accès à la connaissance, les Talibans détruisent les fondations mêmes de la société. Car sans éducation, aucune participation civique, aucune autonomie financière, aucune santé publique durable n’est possible.
Une économie sans femmes
Dans le domaine du travail, l’exclusion est quasi totale. En 2024, seules 24 % des Afghanes participaient à la population active, contre 89 % des hommes. Celles qui travaillent le font majoritairement dans des activités informelles, précaires et mal rémunérées. Le décret de 2024 plafonnant les salaires féminins à 5 000 afghanis (environ 70 dollars) illustre la volonté du régime de maintenir les femmes dans une dépendance économique absolue.
L’accès aux ressources financières, indispensable à toute autonomie, est dérisoire : à peine 6,8 % des femmes disposent d’un compte bancaire ou d’un service de paiement mobile, contre 20 % des hommes. Cette marginalisation systémique se traduit par une pauvreté extrême : selon les estimations du PNUD, plus de 90 % des foyers dirigés par des femmes vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.
La politique effacée
Sur le plan institutionnel, l’effacement est total. Zéro femme siège désormais au Parlement ou dans les gouvernements locaux. Les Talibans ont remplacé le ministère de la Condition féminine par le ministère de la “Propagation de la vertu et de la prévention du vice”, instrument d’un contrôle moral totalisant. Les rares femmes encore employées dans l’administration ne peuvent ni travailler ni percevoir librement leur salaire. Les chiffres du rapport sont sans appel : la représentation féminine dans les instances décisionnelles est nulle à tous les niveaux.
La disparition des femmes de l’espace public ne prive pas seulement la moitié du pays de voix et de droits ; elle retire à la société entière la possibilité de se gouverner équitablement. Sans regard féminin sur les politiques publiques, les décisions deviennent l’expression d’un pouvoir clanique et religieux exclusivement masculin.
Un climat de peur et de violence
Enfin, la dimension la plus sombre du Gender Index touche à la sécurité. Selon les dernières données disponibles, près de 35 % des Afghanes ont subi des violences physiques ou sexuelles de la part d’un partenaire intime, soit trois fois la moyenne mondiale. À ces chiffres s’ajoutent les pratiques coutumières : mariages forcés, échanges de femmes pour régler des conflits tribaux (baad), « crimes d’honneur ». L’absence totale de mécanismes de protection, combinée à la suppression des ONG d’assistance, a instauré un climat d’impunité absolue.
Les témoignages recueillis dans le rapport révèlent une détresse psychologique aiguë : isolement, dépression, suicides. Près de la moitié des femmes interrogées décrivent leur santé mentale comme « mauvaise » ou « très mauvaise ». La société afghane vit une forme de violence invisible : la désocialisation forcée.
Un système d’apartheid de genre
Au-delà des chiffres, le Gender Index 2024 démontre que l’Afghanistan est devenu le laboratoire d’un apartheid de genre. L’ensemble des décrets énumérés – du bannissement scolaire à la dissimulation de la voix des femmes – constitue une architecture juridique de ségrégation. Le rapport recense : interdiction de voyager sans tuteur, d’utiliser les transports publics, d’exercer certaines professions, de parler ou de se montrer à visage découvert dans les médias, jusqu’à la fermeture des salons de beauté. En juillet 2024, la publication officielle de la Loi sur la Propagation de la vertu et la Prévention du vice a consolidé ce système dans le droit taliban.
Les observateurs de l’ONU parlent désormais d’une « institutionnalisation du sexisme ». L’effondrement des indicateurs de santé, d’éducation et d’emploi prouve que la question des droits des femmes n’est pas une affaire morale ou culturelle : c’est un indicateur central du développement d’un pays. Là où les femmes sont privées de libertés, c’est la société tout entière qui s’enfonce dans la pauvreté, la dépendance et la violence.
L’indice comme acte de résistance
Mesurer, dans un tel contexte, est déjà un acte politique. Les chercheuses afghanes qui ont participé à la collecte des données ont risqué leur sécurité pour documenter ce qui ne devait plus être vu. Le Gender Index devient ainsi une mémoire chiffrée du désastre, un outil de plaidoyer pour la communauté internationale et pour la diaspora.
Car au-delà des frontières, des milliers d’Afghanes réfugiées, chercheuses, journalistes ou enseignantes continuent de porter la parole de celles qui n’ont plus voix. En l’absence d’un État de droit, la diaspora devient le second État de l’Afghanistan, celui de la conscience et de la liberté.
Ce que révèle l’Indice : un effondrement du futur
Les 0,173 points du Women’s Empowerment Index ne traduisent pas seulement la répression d’un moment : ils mesurent la destruction du futur. En effaçant les femmes de l’éducation et de l’économie, les Talibans condamnent le pays à un déclin durable. L’ONU Femmes alerte : sans inflexion politique majeure, les indicateurs continueront à s’effondrer jusqu’à 2030, rendant impossible toute réintégration dans les objectifs de développement durable.
Dans un monde où les classements internationaux servent de boussole morale, l’Afghanistan occupe aujourd’hui l’avant-dernière place, juste avant le Yémen. Mais dans la réalité vécue, il est déjà le dernier pays au monde pour les femmes. L’Indice 2024 n’est pas une statistique ; c’est un miroir tendu à la conscience internationale.
• UNDP & UN Women – Gender Index Report 2024: Afghanistan Country Profile https://hdr.undp.org/content/gender-index-2024
• UNDP – Human Development Data Center : Women’s Empowerment Index (WEI) & Global Gender Parity Index (GGPI), Afghanistan (2024) https://hdr.undp.org/data-center/document/gender-index-2024-afghanistan
• UNDP – Technical Note on Methodology (2024) https://hdr.undp.org/system/files/documents/undp-gender-index-technical-note-2024.pdf
• World Bank Gender Data Portal – Female labour force participation & financial inclusion, Afghanistan (2024) https://genderdata.worldbank.org
• UNFPA Afghanistan – Maternal Health and Family Planning Updates (2024) https://afghanistan.unfpa.org
• UN Women – Situation Report on Women in Afghanistan (2024–2025) https://unwomen.org/en/what-we-do/afghanistan
• UNAMA & OHCHR – Report on Human Rights under the Taliban (2024) https://www.ohchr.org/en/press-releases/2024/08/unama-report-human-rights-situation-afghanistan
• WHO Afghanistan – Health Facilities and Maternal Mortality Trends 2024 https://www.who.int/afghanistan
• UNICEF Afghanistan – Education Situation Report (2024) https://www.unicef.org/afghanistan
• UNDP – Afghanistan Gender Index Dataset (Annex Excel) https://hdr.undp.org/sites/default/files/2024_gender_index_afghanistan_dataset.xlsx










Comments are closed