La tentation du compromis : quand le Tadjikistan négocie avec les talibans

Une relation triangulaire entre méfiance, pragmatisme et intérêts stratégiques
Depuis la prise de pouvoir des Taliban en août 2021, la politique du Tadjikistan vis-à-vis de l’Afghanistan s’apparente à un exercice d’équilibriste. D’un côté, Douchanbé incarne depuis longtemps une posture de défi vis-à-vis des Taliban : le régime du président Emomali Rahmon a toujours été un farouche opposant de la première émergence des Taliban à la fin des années 1990, craignant tant leur idéologie que les conséquences sur les minorités tadjikes d’Afghanistan. Modern Diplomacy+2Carnegie pour la Paix Internationale+2
De l’autre côté, la logique géographique, sécuritaire et économique pousse Douchanbé à « faire avec » : frontière de plus de 1 300 km avec l’Afghanistan, réseaux de contrebande, menace terroriste dans le nord de l’Afghanistan et potentiel de coopération transfrontalière en matière d’électricité, de commerce et d’infrastructure. eurasianet.org+28am.media+2
Cette dialectique — méfiance + pragmatisme — forge le cadre dans lequel s’inscrit la dernière visite de la délégation talibane au Tadjikistan et les discussions autour du contrôle des « fronts militaires d’opposition ».
Pourquoi Douchanbé est-il de fait « sollicité » par Kaboul ?
Deux dynamiques rendent la position tadjike centrale pour les Taliban :
- La sécurité régionale et le péril militant au nord-est de l’Afghanistan. Le groupe ISIS‑Khorasan (ISK) demeure actif dans les provinces badakhshanesques, et recrute en langue tadjike. Le Tadjikistan est donc intéressé à ce que la frontière afghano-tadjike ne devienne pas un sanctuaire pour des groupes hostiles. 8am.media+1
- Le désir taliban d’obtenir une reconnaissance régionale et de sécuriser ses arrières nordiques. En stabilisant ses rapports avec ses voisins, notamment pour acheminer de l’électricité (via le projet CASA-1000) ou du commerce, le régime taliban cherche à sortir d’un isolement total. Le Tadjikistan, malgré ses réticences, figure dans ces plans. Modern Diplomacy+1
Ainsi, lorsqu’une délégation talibane se rend à Douchanbé, ce n’est pas uniquement symbolique ; c’est une négociation de terrain entre deux acteurs qui se jugent méfiants mais ont intérêt à coopérer.
Le « dossier opposants » : un enjeu clé
Votre texte mentionne que les Taliban auraient demandé que le Tadjikistan s’engage à « empêcher les opposants au groupe d’opérer depuis le sol tadjik ». Cette exigence s’inscrit logiquement dans ce contexte :
- Le Tadjikistan accueille (du moins de manière floue) des figures de l’opposition afghane — notamment des Afghans tadjiks — et les Taliban ont tout intérêt à voir ces relais affaiblis. Carnegie pour la Paix Internationale+1
- Pour Douchanbé, accepter un réel contrôle ou interdiction de ces fronts d’opposition impliquerait un revirement politique majeur à l’intérieur (l’opposition ethnico-tadjike, l’image de soutien aux Afghans tadjiks) et vis-à-vis de ses partenaires occidentaux. Foreign Policy Research Institute
Les sources actuelles montrent que des discussions ont eu lieu autour de la coopération sécuritaire et de la « prévention des activités de groupes anti-Taliban au Tadjikistan ». eurasianet.org+1
Mais elles n’attestent pas — pour l’instant — d’un engagement public officiel clair du Tadjikistan à bannir totalement les opposants. Autrement dit : la demande talibane existe, la réponse tadjike reste implicite et mesurée.
Analyse critique : intérêts croisés mais fragiles
Trois points méritent d’être soulignés :
- Le risque d’aliénation interne pour Rahmon : Dans son discours, Rahmon joue depuis des années le rôle de protecteur des Afghans tadjiks. Un revirement trop net vers les Taliban pourrait être difficile à « vendre » auprès de l’opinion publique tadjike. Foreign Policy Research Institute
- Le danger de dépendance économique : La fourniture d’électricité tadjike à l’Afghanistan, la réouverture de marchés frontaliers ou le corridor de transport inclus dans le « Middle Corridor » sont autant de leviers, mais aussi de risques : dépendance, pressions talibanes, fragilisation. Clingendael+1
- La menace toujours latente des militants et des flancs nord-est : Le groupe Jamaat Ansarullah (d’origine tadjike) reste actif et la frontière reste poreuse, ce qui oblige Douchanbé à ne pas laisser le contrôle de l’agenda uniquement aux Taliban. Modern Diplomacy+1
En somme, la relation est un jeu d’équilibre entre concession et précaution. Le Tadjikistan n’est pas un simple satellite des Taliban, mais un acteur qui choisit ses moments pour coopérer ou résister.
Implications géopolitiques et pour les fronts d’opposition
La question de savoir si Douchanbé va ou non empêcher les fronts d’opposition afghans d’opérer depuis son territoire est lourde de conséquences. Pour les Taliban, un tel blocage serait la condition d’une normalisation plus profonde. Pour l’opposition afghane, c’est un point de rupture possible.
Si l’on voit cyber-politiques ou logistiques de soutien aux dissidents afghans diminuer au Tadjikistan, cela pourrait redessiner les cartes de la résistance. Inversement, si Douchanbé maintient une marge de manœuvre — même discrète — pour ces acteurs, cela signifiera que l’indépendance de politique extérieure tadjike reste active.
Enfin, cette dynamique s’inscrit dans un cadre plus large : la compétition entre la Russie, la Chine, l’Iran et les États-Unis pour influencer l’Afghanistan et ses voisins. Le Tadjikistan est un maillon stratégique dans cette chaîne.
Conclusion : un tournant discret mais non définitif
Le récent accueil d’une délégation talibane à Douchanbé — et la discussion sur les opposants afghans — montre que un changement est en cours dans la posture tadjike : non plus hostilité frontale systématique, mais engagement conditionnel, pragmatique.
Pour autant, ce changement n’est pas synonyme de capitulation. Le Tadjikistan continue de garder ses options ouvertes : soutien symbolique aux Afghans tadjiks, maintien d’une frontière vigilante, coopération économique plurielle.
L’enjeu aujourd’hui n’est pas tant la signature d’un accord grandiose que la gestion subtile de l’équilibre : comment Douchanbé va-t-il répondre aux exigences talibanes (contrôle des opposants, coopération sécuritaire) tout en préservant sa marge de manœuvre politique et en maintenant ses alliances externes ?
Pour les fronts d’opposition afghans, ce va-et-vient tadjik est un indicateur : si Douchanbé bascule clairement au côté des Taliban, leur environnement logistique se restreindra. Sans cela, le statu quo (tolérance implicite) peut perdurer.
En définitive, cette étape marque un réajustement stratégique discret mais significatif dans la relation Afghanistan–Tadjikistan–Taliban. Elle appelle à observer de près les annonces officielles prochainement, ainsi que les mouvements sur le terrain (fermeture de bureaux, échanges sécuritaires, Berlinisation des camps). Le changement est peut-être en marche, mais il reste fragile, lent, et dépendant de conditions multiples.
• Afghanistan International – « Taliban’s Balkh Governor Visits Tajikistan at Official Invitation » (23 octobre 2025). afintl.com/en/202510233753
• 8am.media – « Tajikistan’s Shift in Foreign Policy Toward the Taliban » (analyse 2025). 8am.media/eng/tajikistans-shift-in-foreign-policy-toward-the-taliban/
• Eurasianet – « Tajik–Taliban Relations Slowly Warm, But Both Sides Hedge Their Bets » (mai 2025). eurasianet.org/tajik-taliban-relations-slowly-warm-but-both-sides-hedge-their-bets
• RFE/RL – « Tajikistan Keeps Distance From Taliban as Other Neighbors Engage » (septembre 2024). rferl.org/a/tajikistan-taliban-relations/31458364.html
• CACI Analyst – « Tajikistan Faces Threat from Tajik Taliban » (2024). cacianalyst.org/…/tajikistan-faces-threat-from-tajik-taliban.html
• IntelliNews – « Quarrelling Neighbours: The Taliban and Tajikistan » (analyse régionale). intellinews.com/…the-taliban-and-tajikistan-403985
• The Soufan Center – « IntelBrief: Tajikistan’s Security Calculus with the Taliban » (mai 2022). thesoufancenter.org/intelbrief-2022-may-24/









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