Conférence d’Islamabad : le piège du Pakistan
Jamhor News 22/08/2025
Report de la conférence d’Islamabad : Doutes du Pakistan ou menaces des talibans ?
Par Mohammad Reza Amini
Quelle que soit la prise au sérieux par le Pakistan des avertissements des talibans – ou la question de savoir si ces menaces pourraient réellement compromettre la sécurité de la conférence anti-taliban d’Islamabad – les organisateurs de l’événement estiment que les talibans ont déjà reçu le message voulu. Il faut maintenant laisser au groupe le temps d’analyser et d’évaluer ce message et, le moment venu, de décider comment répondre aux exigences du Pakistan.
Annonce du report
L’organisation Femmes pour l’Afghanistan et l’Institut sud-asiatique de stabilité stratégique (SASSI) ont annoncé que la conférence anti-taliban, intitulée « Vers l’unité et la confiance », initialement prévue les 25 et 26 août à Islamabad, a été reportée à la dernière semaine de septembre. Selon les organisateurs, cette décision a été prise afin de laisser plus de temps pour « approfondir et inclure davantage » ce qu’ils décrivent comme un événement majeur.
Les organisateurs affirment que le dialogue est mené par les Afghans et en collaboration avec le Pakistan, afin de renforcer les liens entre la société civile, les décideurs politiques et les universitaires pakistanais. Leur objectif est de lancer le « processus d’Islamabad », un processus qui, selon eux, renforcera la compréhension et la coopération entre les Afghans et les Pakistanais grâce à l’unité et à la confiance.
Les raisons du report : Visas ou politique ?
Certains médias ont affirmé que des problèmes de visa pour certains participants ont contribué au report. Cependant, les experts estiment que ce n’est probablement pas la seule raison du report d’un événement aux enjeux aussi importants, d’autant plus que le gouvernement pakistanais a confirmé la veille qu’il délivrerait des visas aux participants pour faciliter la conférence.
Le communiqué officiel des organisateurs ne fait aucune mention des problèmes de visa, suggérant que d’autres raisons plus importantes, peu susceptibles d’être rendues publiques, sont à l’origine de ce report.
Signal stratégique adressé aux talibans
Selon les observateurs, la vive réaction des talibans – et de leurs partisans – à la conférence prévue montre que les organisateurs, notamment le gouvernement pakistanais et ses services de renseignement (ISI), ont déjà atteint certains de leurs objectifs stratégiques, avant même la tenue de l’événement.
En termes simples, l’un des principaux objectifs du Pakistan en accueillant l’opposition talibane à Islamabad était d’exercer une pression sur le régime taliban et d’exploiter les puissants outils de l’ISI pour défendre ses intérêts stratégiques plus larges en Afghanistan. L’événement visait à signaler que les talibans ne sont pas la seule force avec laquelle Islamabad peut collaborer pour mettre en œuvre ses projets stratégiques en Afghanistan. Au contraire, les groupes d’opposition peuvent également servir de mandataires au Pakistan et, grâce au soutien traditionnel et constant d’Islamabad, ils pourraient représenter des défis politiques et sécuritaires importants pour le régime taliban.
C’est peut-être la raison pour laquelle au moins un responsable du ministère des Affaires étrangères taliban a subtilement menacé le Pakistan, mettant en garde contre les conséquences et les coûts de l’accueil d’opposants talibans à Islamabad.
La stratégie du Pakistan : gagner du temps ou accentuer la pression ? Quelle que soit la gravité des menaces des talibans, les organisateurs de la conférence estiment que ces derniers ont reçu un message clair. Ils ont maintenant besoin de temps pour l’analyser et formuler une réponse. Si l’événement avait eu lieu les 25 et 26 août, cette fenêtre aurait peut-être été trop étroite.
Une explication possible : le Pakistan aurait reporté la réunion afin de donner aux talibans plus de temps pour reconsidérer leurs politiques controversées envers leur voisin du sud.
Un autre groupe d’analystes estime que certains membres des cercles diplomatiques pakistanais ont peut-être jugé prématurée la date de la conférence, d’autant plus que les négociations bilatérales entre Islamabad et les talibans sont toujours en cours. De ce point de vue, reporter l’événement pourrait créer un espace pour des efforts diplomatiques visant à apaiser les tensions et à résoudre les différends existants entre les deux parties.
Inquiétudes concernant la participation
Autre possibilité : l’absence attendue de dirigeants anti-talibans de premier plan et la présence potentielle de personnalités de moindre envergure ou moins connues auraient pu diminuer la crédibilité et l’impact de la conférence, compromettant ainsi les objectifs plus généraux du Pakistan. Par conséquent, comme l’ont indiqué les organisateurs, ce report pourrait avoir pour but d’assurer une plus grande participation de personnalités anti-talibans de premier plan.
Quelle que soit la véritable raison de ce report, cette décision offre aux talibans l’occasion de réévaluer leur politique à l’égard du Pakistan. Si aucun changement n’intervient, le Pakistan aura le temps de consulter les principaux dirigeants anti-talibans et d’organiser la conférence à un niveau plus élevé et avec un impact plus important dans les semaines à venir.
Un forum annoncé comme académique, mais éminemment politique
Les 25 et 26 août 2025, Islamabad accueille une conférence intitulée « Towards Unity and Trust ». À en croire ses organisateurs — le South Asian Strategic Stability Institute (SASSI) et l’ONG Women for Afghanistan — il ne s’agit pas d’un sommet politique, mais d’un simple « forum académique » destiné à favoriser la paix et le renforcement de la confiance entre Afghans et Pakistanais. En réalité, la mise en scène en dit long : 25 à 30 participants triés sur le volet, parmi lesquels des figures de la société civile, des défenseurs des droits des femmes, quelques anciens responsables politiques en exil, et la présence annoncée de hauts fonctionnaires pakistanais. Officiellement, les débats devaient se concentrer sur les droits humains, la situation dramatique des femmes et des filles en Afghanistan, ainsi que sur les perspectives d’un avenir politique pour le pays.
Pour Islamabad, la conférence représentait bien plus qu’un simple séminaire. Elle constituait une manœuvre géopolitique dans un contexte où les relations avec les Talibans se sont détériorées. L’incapacité de Kaboul à contenir les attaques du Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP) met directement en péril la sécurité intérieure du Pakistan. À travers ce forum, Islamabad cherchait donc à envoyer un signal : si les Talibans ne coopèrent pas davantage, le Pakistan est capable de se tourner vers d’autres acteurs afghans, quitte à leur donner une tribune symbolique.
Le double jeu pakistanais : opposants à Islamabad, Talibans à Kaboul
Ce qui rend la manœuvre encore plus flagrante, c’est le calendrier. Quelques jours avant la conférence d’Islamabad, une réunion tripartite s’est tenue à Kaboul entre les ministres des Affaires étrangères du Pakistan et de la Chine, et de hauts responsables talibans. Au programme : un engagement renforcé contre le terrorisme, mais surtout le développement de la coopération régionale dans le commerce, le transit, la santé, l’éducation et la lutte contre le trafic de drogue. Les trois parties ont aussi réaffirmé leur intention d’étendre le corridor économique Chine–Pakistan (CPEC) à l’Afghanistan.
En d’autres termes, Islamabad joue sur deux tableaux : d’un côté, il offre une vitrine diplomatique à certains opposants afghans ; de l’autre, il consolide son partenariat stratégique avec Pékin et les Talibans pour sécuriser des projets économiques vitaux. L’image est limpide : le Pakistan n’a aucune intention de rompre avec les Talibans. Il cherche simplement à maximiser son levier en instrumentalisant à la fois la résistance et le régime en place.
Le boycott stratégique du NRF
Au cœur du débat, la décision du Front national de résistance (NRF) de ne pas participer à la conférence est significative. Dirigé par Ahmad Massoud, le NRF revendique l’héritage direct de la résistance du Panjshir. Dès l’invitation reçue, le mouvement a confirmé qu’il ne prendrait pas part. Les raisons sont limpides : accepter l’offre pakistanaise aurait signifié cautionner un pays accusé depuis des décennies de soutenir les Talibans et d’avoir contribué à l’effondrement de la République.
Le NRF, qui s’appuie à la fois sur une résistance armée et sur une diplomatie active — notamment par le biais du Processus de Vienne —, ne peut se compromettre dans un forum patronné par Islamabad. Pour Ahmad Massoud et ses alliés militaires comme le général Yasin Zia de l’Afghanistan Freedom Front (AFF), l’indépendance politique est un capital précieux : elle confère au mouvement une légitimité que n’entachent ni les calculs régionaux ni les accusations de collusion.
Naïveté ou cupidité : le piège pakistanais
L’attitude du NRF contraste avec celle de plusieurs opposants qui, par pragmatisme ou par opportunisme, ont choisi de se rendre à Islamabad. Pour certains, cette conférence représente une opportunité de se montrer, de rappeler leur existence politique, ou de trouver une oreille attentive à leurs revendications. Mais en agissant ainsi, ils tombent dans un piège transparent : le Pakistan n’a rien de substantiel à offrir. Aucune feuille de route, aucune garantie, aucune stratégie claire de transition politique n’émane de l’initiative.
Que reste-t-il, alors, aux participants ? Des photos, des promesses creuses et l’illusion d’avoir pesé sur le destin de leur pays. Dans le meilleur des cas, il s’agit de naïveté : croire qu’Islamabad peut devenir un facilitateur impartial après avoir soutenu les Talibans pendant plus de deux décennies relève de l’aveuglement. Dans le pire, il s’agit de cupidité : se prêter à cette mise en scène pour bénéficier d’une reconnaissance symbolique, de financements éventuels ou simplement pour entretenir son rôle dans le petit théâtre de l’exil.
La comparaison avec Vienne
La supercherie apparaît d’autant plus flagrante lorsqu’on compare Islamabad au Processus de Vienne. Ce dernier, accueilli en terrain neutre, avait réuni des figures crédibles de la résistance, dans un cadre axé sur des valeurs claires : démocratie, droits humains, représentativité. Vienne avait permis de tracer une ligne directrice et d’envoyer un message d’unité à la communauté internationale.
Face à ce succès, Islamabad n’apporte rien, si ce n’est la division. Le Pakistan a réussi, une fois encore, à fracturer l’opposition afghane : d’un côté ceux qui privilégient le dialogue à n’importe quel prix, de l’autre ceux qui refusent toute compromission avec un voisin jugé responsable des malheurs afghans. Et comme souvent dans l’histoire de l’Afghanistan, cette fracture est exploitée par des acteurs régionaux pour affaiblir la cause de la résistance.
Leçon stratégique
Ce qui frappe dans la participation de certains opposants, c’est leur absence de vision stratégique. Ils oublient que dans le même temps où ils s’asseyaient à Islamabad sous bannière pakistanaise, Islamabad et Kaboul serraient la main de Pékin pour étendre le corridor économique sino-pakistanais. Une duplicité manifeste : le Pakistan parle aux résistants le matin, signe des accords avec les Talibans le soir.
Cette naïveté — ou cette cupidité — mine la lutte. Au lieu de renforcer la résistance, elle la disperse. Au lieu de parler d’une seule voix, les opposants s’éparpillent dans des forums improvisés. Et au lieu de s’appuyer sur des alliés fiables, ils offrent à Islamabad la possibilité de se présenter comme arbitre, alors même que ses responsabilités dans la tragédie afghane sont écrasantes.
L’illusion pakistanaise
La conférence d’Islamabad restera dans les mémoires comme une manœuvre de diversion : un double jeu mené par Islamabad, capable dans le même souffle d’embrasser Pékin et les Talibans, tout en séduisant quelques opposants naïfs ou intéressés. Elle n’aura rien donné aux Afghans, sinon la confirmation que certains de leurs leaders se laissent encore manipuler.
À l’inverse, le boycott du NRF et de l’AFF a rappelé une vérité simple : la liberté ne s’arrache pas par des compromis dictés par les voisins, mais par une résistance lucide, cohérente et indépendante. Dans le théâtre d’ombres d’Islamabad, le choix de l’absence fut sans doute le seul acte de courage véritable.
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