Du Champ au Laboratoire : Les Paysans Afghans Ruinés à l’Ère de la Méthamphétamine

Par UNODC, Analyse des Dynamiques Criminelles et Rurales – Novembre 2025
L’année 2025 marque un tournant brutal et paradoxal pour l’Afghanistan. Sur le front de la lutte contre les stupéfiants, l’interdiction de la culture du pavot, rigoureusement appliquée par les Autorités de fait (DfA) pour la troisième année consécutive, est un succès spectaculaire. La superficie cultivée est tombée à un niveau infime de 10 200 hectares, et la production potentielle d’opium a chuté de 32 % à seulement 296 tonnes.
Badakhshan : pressions des Talibans sur l’ONU, répression des protestations anti-éradication du pavot
D’après un nouveau rapport de l’ONUDC, les Talibans ont demandé aux Nations Unies de ne pas commenter les protestations populaires survenues lors des opérations d’éradication du pavot au Badakhshan (mai–juillet 2025).
- Foyers de protestation : districts d’Argo, Jurm et Khash.
- Bilan humain : au moins 12 civils tués et plusieurs blessés lors de la répression.
- Déroulé : tirs des forces talibanes pour disperser les foules ; des manifestants ont incendié des tracteurs de la Direction de lutte contre les stupéfiants et bloqué des routes.
- Mesures des Talibans : suspension temporaire des opérations d’éradication et coupures d’Internet dans les zones concernées.
- Pression sur l’ONU : demande écrite du ministère de l’Intérieur (Direction antidrogue) à l’ONUDC d’éviter de mentionner la “résistance publique” au Badakhshan.
Tendance des drogues : malgré une baisse de 20 % de la culture du pavot par rapport à l’an passé, la production et le trafic de drogues de synthèse – en particulier la méthamphétamine – poursuivent leur hausse.
Source : ONUDC, rapport 2025 (Afghanistan – Badakhshan).
Pourtant, cette « victoire » est payée par l’effondrement des moyens de subsistance ruraux, tandis que l’ombre d’une nouvelle crise, celle de la méthamphétamine, s’étend sur le pays.
Le Spectre de la Famine Remplace l’Or de l’Opium
Pour les communautés agricoles traditionnellement dépendantes de l’opium, le prix de l’interdiction est la ruine. Le revenu total des agriculteurs provenant de la vente d’opium s’est effondré de 48 % en un an, passant de 260 millions de dollars US en 2024 à seulement 134 millions de dollars US en 2025. Ce chiffre représente le deuxième revenu agricole estimé le plus bas depuis 2008. Les paysans font face à trois années consécutives de revenus minimes ou nuls provenant des cultures illicites.
L’alternative prônée— les cultures légales — n’offre qu’un maigre réconfort. Alors que les agriculteurs se tournent vers les céréales (principalement le blé), l’écart de rentabilité est insoutenable :
- L’opium génère jusqu’à 17 000 dollars US par hectare (à Helmand).
- Le blé, la culture de remplacement, n’offre qu’environ 800 dollars US par hectare.
Cette différence de rentabilité est le moteur de la misère rurale. Par manque d’alternatives viables, de rendements suffisants et à cause des conditions climatiques défavorables, plus de 40 % des terres arables sont restées en jachère. Ces parcelles, autrefois productives grâce aux financements de l’économie de l’opium, sont désormais abandonnées.
L’Étau Humanitaire se Resserre
La crise des revenus est amplifiée par une double peine socio-écologique, réduisant davantage la résilience des paysans ruinés :
- Le Choc Climatique : L’Afghanistan subit une sécheresse prolongée. La saison 2024-2025 a vu des précipitations inférieures à la moyenne et des températures élevées. Cette situation a entraîné des mauvaises récoltes et mis à mal l’agriculture pluviale. Même l’agriculture irriguée est menacée, le barrage de Dahla ayant perdu plus de la moitié de son volume d’eau. La perte de revenus de l’opium empêche en outre les investissements nécessaires à la modernisation des systèmes d’irrigation, accélérant l’abandon des terres.
- La Pression Démographique : Le retour forcé d’environ quatre millions d’Afghans des pays voisins depuis septembre 2023 intensifie la compétition pour les emplois et les ressources. Beaucoup de ces retournés sont lourdement endettés et n’ont pas d’emploi décent, exerçant une pression supplémentaire sur des communautés déjà au bord de la rupture.
Entre 2004 et 2015, la CIA a conduit une opération clandestine visant à affaiblir la production d’opium en Afghanistan. Des avions effectuaient des largages nocturnes de graines de pavot spécialement sélectionnées pour ne produire aucune morphine, mais dotées de fleurs rouges éclatantes destinées à attirer les agriculteurs.
Autorisée sous George W. Bush et poursuivie sous Barack Obama, l’opération resta secrète même pour le président Hamid Karzaï. Malgré les milliards investis dans la lutte antidrogue, les résultats sont restés limités : selon le SIGAR, aucun programme américain n’a réduit durablement la culture du pavot.
En 2021, l’opium représentait encore 9 à 14 % du PIB afghan. Ce sont finalement les talibans qui, après leur retour au pouvoir, ont imposé en 2023 l’interdiction la plus radicale, provoquant une chute spectaculaire de la production avant un léger rebond l’année suivante.
L’Ère Chimique : Un Nouveau Vecteur d’Enrichissement Criminel
Face au déclin des opiacés agricoles, l’activité criminelle se déplace vers un marché plus simple à dissimuler et potentiellement plus lucratif pour les acteurs organisés : la méthamphétamine.
Le marché de la méthamphétamine en Afghanistan et dans la région montre des signes d’expansion robuste :
- La fréquence des saisies de méthamphétamine dans un rayon de 3 000 km autour de l’Afghanistan a continué d’augmenter, atteignant un pic de 2,5 fois les niveaux de référence fin 2023.
- Les poids moyens des saisies de méthamphétamine ont augmenté sensiblement à la fin de 2024.
- Les prix de gros de la méthamphétamine ont chuté, passant sous les 600 dollars US par kilogramme à la fin de 2024, un indicateur clair d’une offre croissante.
Les Autorités de fait elles-mêmes reconnaissent que les groupes criminels se sont diversifiés dans la production de méthamphétamine. Elles notent que la matière première, la plante d’Éphédra (appelée Oman), est abondante en Afghanistan, ce qui facilite la production.
En conséquence, la victoire contre l’opium risque d’être vaine. L’argent sale n’a pas disparu ; il a simplement migré du champ, où il soutenait des millions de paysans, vers des laboratoires discrets, où il est susceptible de financer des réseaux criminels plus concentrés, exacerbant l’instabilité régionale et fournissant une nouvelle vague de drogues synthétiques au monde.
L’Impératif de l’Action
Pour éviter que cette « victoire » ne se transforme en un désastre humanitaire et sécuritaire, la communauté internationale doit agir. L’ONUDC insiste sur l’urgence d’un développement alternatif massif et ciblé. Ces programmes doivent intégrer la résilience climatique et l’aide aux populations les plus touchées, y compris les retournés.
En l’absence d’alternatives légales et rentables, le prix élevé de l’opium (plus de cinq fois supérieur aux moyennes d’avant l’interdiction) demeure une incitation trop puissante, susceptible de faire rejaillir la culture si l’application de la loi s’affaiblit. L’Afghanistan a troqué l’opium contre la misère rurale et la menace du méthamphétamine. Le monde ne peut se permettre d’ignorer les conséquences de ce transfert.
Le rapport Afghanistan Opium Survey 2025 de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (UNODC) est disponible ici :
https://www.unodc.org/documents/crop-monitoring/Afghanistan/Afghanistan_Opium_Survey_2025.pdf
Aperçu des données factuelles clés :
✅ La superficie cultivée a chuté à 10 200 ha et la production a diminué de 32 %.
✅ Le revenu des agriculteurs a chuté de 48 % (à 134 millions USD).
✅ Plus de 40 % des terres agricoles sont en jachère.
✅ Les rendements de l’opium restent jusqu’à 20 fois plus élevés que ceux du blé.
✅ Saisies de méthamphétamine en forte hausse, prix sous 600 USD/kg.
✅ Le prix de l’opium reste 5× supérieur à la moyenne pré-interdiction.
✅ La méthamphétamine repose sur l’Éphédra (Oman), plante naturelle très abondante.
✅ Environ 4 millions d’Afghans sont revenus depuis septembre 2023.










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