Pakistan–Talibans, acte III : sous couvert de négociations, Islamabad prépare-t-il la guerre ?

Le faux calme des négociations
À première vue, le Pakistan et les Talibans semblent engagés dans une phase de désescalade : trêves, discussions à Istanbul, promesses de dialogue et déclarations de bonne volonté. Pourtant, cette apparente détente masque une tout autre réalité. Derrière la façade diplomatique, Islamabad prépare peut-être une confrontation armée. Car si la communication se poursuit, la confiance, elle, s’est effondrée. Les Talibans refusent de céder sur la question des groupes terroristes opérant depuis leur territoire, tandis que le Pakistan accumule les signaux militaires et politiques d’une stratégie d’endiguement.
La fin de la doctrine de « profondeur stratégique »
Depuis plus de quarante ans, le Pakistan fonde sa politique afghane sur la doctrine de « profondeur stratégique ». Cette théorie visait à faire de l’Afghanistan un allié stable et contrôlable, afin de sécuriser les arrières d’Islamabad face à l’Inde. Pendant la guerre froide puis durant le conflit contre les Soviétiques, cette approche a justifié le soutien aux moudjahidines, puis aux Talibans dans les années 1990. L’objectif était clair : disposer à l’ouest d’un pouvoir ami, redevable et aligné sur les intérêts pakistanais. Mais depuis la victoire des Talibans en 2021, cette logique s’est retournée contre son concepteur. L’Afghanistan, loin d’être un tampon stratégique, est devenu un foyer d’instabilité qui défie l’autorité pakistanaise.
L’inversion du rapport de force
Les Talibans, jadis dépendants du Pakistan pour leur survie politique et logistique, ont conquis une autonomie qui inquiète désormais leur ancien parrain. Ils revendiquent une souveraineté pleine et entière, refusent les injonctions d’Islamabad et n’hésitent plus à dénoncer les ingérences étrangères. Pire encore, certains dirigeants talibans encouragent ouvertement le nationalisme pachtoune de part et d’autre de la frontière, alimentant un vieux rêve irrédentiste : celui d’un « Pashtunistan » unifié. Ce discours réveille les peurs profondes de l’armée pakistanaise, qui redoute de voir s’enflammer les régions tribales et les provinces pachtounes de son propre territoire. Ce qui devait être un allié est devenu un rival identitaire.
Le spectre du terrorisme transfrontalier
Islamabad accuse désormais les Talibans d’abriter et de soutenir plusieurs groupes armés actifs contre le Pakistan. Au premier rang d’entre eux figure la Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), responsable de centaines d’attaques meurtrières ces dernières années. S’y ajoutent l’État islamique au Khorasan (ISKP) et la Balochistan Liberation Army (BLA). Tous auraient trouvé refuge en Afghanistan, armés d’équipements modernes issus du chaos de 2021. Les autorités pakistanaises affirment que ces organisations disposent de sanctuaires, de camps d’entraînement et d’un réseau logistique protégé par l’Émirat islamique. Cette accusation récurrente nourrit la rhétorique de légitime défense que le Pakistan brandit désormais sur la scène internationale.
L’alliance organique entre les Talibans et la TTP
Pour comprendre la méfiance pakistanaise, il faut saisir la nature du lien entre les Talibans afghans et la TTP. Les deux mouvements partagent une origine commune, des références religieuses identiques et une solidarité forgée dans la guerre. Pendant les années d’insurrection, la TTP a trouvé en Afghanistan un refuge sûr et une base arrière. Depuis la chute de la République, cette cohabitation s’est transformée en véritable coexistence structurelle. Les combattants de la TTP participent parfois à la gouvernance locale dans les provinces de Kunar, Nangarhar ou Paktika, collectent des impôts et appliquent leur propre interprétation de la charia. Pour les Talibans, agir contre eux reviendrait à s’attaquer à leur propre matrice idéologique. Pour le Pakistan, cette connivence est devenue une menace existentielle.
Les négociations avortées
Les discussions bilatérales engagées à l’automne 2025 ont mis au jour un fossé irréconciliable. Islamabad exigeait la fermeture des sanctuaires de la TTP, l’arrestation de ses chefs et leur extradition. Kaboul a refusé net, arguant que ces demandes violaient sa souveraineté et ses principes religieux. Le porte-parole taliban Mohammad Naeem a accusé le Pakistan d’imposer des conditions irréalistes et de chercher à reproduire la dépendance d’autrefois. Pour Islamabad, cet échec diplomatique prouve que les Talibans n’ont ni la volonté ni la capacité de contrôler la menace. Pour les Talibans, il confirme que le Pakistan reste prisonnier d’une logique d’ingérence. Derrière ces postures, chacun prépare la suite : les Talibans consolident leurs alliances régionales, tandis que le Pakistan met en scène son isolement forcé pour justifier des mesures plus dures.
La montée des signaux militaires
Les indices d’une préparation militaire se multiplient. Islamabad renforce discrètement sa présence le long de la ligne Durand, redéploie des unités d’artillerie dans le Khyber Pakhtunkhwa et mène des exercices conjoints avec son aviation. Des vols de reconnaissance ont été observés au-dessus des provinces frontalières afghanes, tandis que plusieurs routes commerciales ont été temporairement fermées. Officiellement, ces mesures visent à prévenir le terrorisme ; officieusement, elles traduisent une volonté de tester la réaction de Kaboul et de préparer l’opinion publique à une action militaire. Le Pakistan se présente désormais comme une victime acculée, cherchant à légitimer par avance tout recours à la force.
Un discours de plus en plus nationaliste
Sur le plan idéologique, le ton change à Islamabad. L’armée et les médias officiels parlent moins de solidarité islamique que de défense de la nation et des frontières. Les Talibans ne sont plus décrits comme des frères, mais comme des ingrats, voire comme des traîtres à la cause musulmane. Cette mutation rhétorique traduit un glissement dangereux : la « menace talibane » devient un élément du discours nationaliste pakistanais. En réponse, les Talibans mobilisent eux aussi le registre identitaire, se présentant comme les défenseurs de l’indépendance afghane contre l’arrogance pakistanaise. Les deux camps se livrent ainsi à une escalade symbolique qui rend toute désescalade plus difficile.
Vers une confrontation hybride
Dans ce contexte, la perspective d’un affrontement armé limité paraît de plus en plus plausible. Islamabad pourrait lancer des frappes de drones ou des incursions ponctuelles contre des camps de la TTP situés en Afghanistan, tout en évitant une guerre ouverte. De leur côté, les Talibans chercheraient à riposter sans provoquer d’escalade, misant sur la médiation de la Chine, du Qatar ou de l’Iran. Ce scénario de confrontation hybride permettrait aux deux parties de sauver la face : le Pakistan afficherait sa fermeté, les Talibans leur résistance. Mais il comporterait un risque majeur : celui de déclencher une réaction en chaîne incontrôlable, avec la multiplication d’attentats, l’effondrement du commerce transfrontalier et une nouvelle vague de réfugiés.
Les conséquences régionales et internationales
Une guerre, même limitée, aurait des répercussions bien au-delà de la ligne Durand. Sur le plan régional, elle fragiliserait les routes commerciales vers l’Asie centrale et renforcerait l’influence de puissances comme la Chine, l’Iran et la Russie, prêtes à soutenir les Talibans au nom de la stabilité. Sur le plan international, elle mettrait les États-Unis et l’Europe face à une contradiction : comment soutenir le Pakistan au nom de la lutte antiterroriste sans cautionner une offensive contre un pays déjà ravagé par la guerre ? Enfin, sur le plan humanitaire, une telle escalade aggraverait la situation déjà catastrophique des populations afghanes, déplacées, affamées et privées d’accès aux services essentiels.
L’acte III d’une relation piégée
Le face-à-face entre Islamabad et Kaboul illustre le retournement d’une stratégie historique. Ce que le Pakistan croyait contrôler lui échappe désormais. Les Talibans, devenus un pouvoir indépendant, défient leur ancien protecteur et s’ancrent dans un nationalisme afghan intransigeant. De part et d’autre, la méfiance a remplacé la fraternité. Si la guerre éclate, elle ne sera pas un accident : elle sera l’aboutissement d’un engrenage de méfiance et d’illusions stratégiques. Ce troisième acte, celui du passage de la dépendance à la confrontation, pourrait bien redessiner tout l’équilibre géopolitique de l’Asie du Sud.
-
🔹 KabulNow – The End of Pakistan’s Strategic Depth Doctrine or the Start of Something Worse?
https://kabulnow.com/2025/11/the-end-of-pakistans-strategic-depth-doctrine-or-the-start-of-something-worse/ -
🔹 KabulNow – Afghanistan-Based Terrorist Groups Armed with Modern Weapons Threaten Regional Peace, Pakistan Warns
https://kabulnow.com/2025/11/afghanistan-based-terrorist-groups-armed-with-modern-weapons-threaten-regional-peace-pakistan-warns/ -
🔹 8am.media – The Deep Strategic Ties Between the Taliban and TTP: From Wartime Collaboration to Structural Coexistence
https://8am.media/eng/the-deep-strategic-ties-between-the-taliban-and-ttp-from-wartime-collaboration-to-structural-coexistence/ -
🔹 8am.media – Mohammad Naeem: Pakistan’s Unrealistic Demands Led to the Collapse of Negotiations with the Taliban
https://8am.media/eng/mohammad-naeem-pakistans-unrealistic-demands-led-to-the-collapse-of-negotiations-with-the-taliban/










Comments are closed