Madrid, 8 et 9 octobre 2025 : la parole arrachée aux ténèbres
Les accusés

Déclaration préliminaire de la PTWA
Contexte
Les audiences publiques du Tribunal Permanent des Peuples (TPP) pour la session du Tribunal Populaire des Femmes d’Afghanistan ont eu lieu à Madrid, à l’ICAM, Calle de Serrano, 9, du 8 au 10 octobre 2025.
La période considérée dans cette audience comprend plus directement les faits, la juridiction, les acteurs et les responsabilités survenus à partir de 2021, lorsque les talibans ont pris le contrôle total du pays à la suite du retrait des forces internationales et de l’effondrement du gouvernement de l’époque.
Cette déclaration représente une déclaration préliminaire du jury composé de : Rashida Manjoo (Afrique du Sud), présidente du jury, Elisenda Calvet-Martínez (Espagne), Mai El-Sadany (Égypte/États-Unis), Marina Forti (Italie), Araceli García del Soto (Espagne), Ghizaal Haress (Afghanistan), Emilio Ramírez Matos (Espagne) et Kalpana Sharma (Inde).
Un verdict formel, fondé sur les preuves factuelles disponibles et sur les dispositions du droit international, sera rendu public dans les deux prochains mois.
8 octobre : L’ouverture d’un procès citoyen
À Madrid, le 8 octobre 2025, la première journée du Tribunal du peuple pour les femmes d’Afghanistan a marqué un moment historique dans la lutte pour la reconnaissance des crimes commis par les talibans. Ce Tribunal, organisé par une coalition d’institutions de la société civile afghane en exil, s’inscrit dans le cadre du Tribunal permanent des peuples, une instance symbolique mais politiquement influente, qui depuis 1979 donne une tribune aux victimes de violations massives des droits humains. À l’ouverture, Shaharzad Akbar, ancienne présidente de la Commission indépendante des droits de l’homme d’Afghanistan et directrice de Rawadari, a donné le ton : « Nous ne sommes pas ici pour pleurer, mais pour juger. » D’emblée, l’objectif a été rappelé : documenter, rendre visible et condamner moralement l’architecture de persécution imposée aux femmes et aux filles depuis le retour au pouvoir des talibans en août 2021.
Une scène où les femmes reprennent la parole
La salle, sobre et tendue, a accueilli un public composé d’activistes, de juristes, d’universitaires, mais surtout de témoins venus dire l’indicible. Ces femmes, souvent réfugiées hors d’Afghanistan, parfois encore à Kaboul ou dans les provinces, ont pris la parole au péril de leur sécurité. Certaines ont témoigné sous anonymat, d’autres ont accepté de montrer leur visage et de prononcer leur nom, acte de courage qui a bouleversé l’assistance. L’une d’elles, enseignante, a raconté avoir été forcée de brûler ses manuels scolaires pour éviter une perquisition : « Quand ils sont entrés chez moi, j’ai senti que mes livres me condamnaient. Les détruire a été comme me détruire moi-même. » Une autre, militante clandestine, a confié : « Chaque fois que je parle, je sais que ma famille risque la prison. Mais me taire, c’est accepter leur victoire. » Ces phrases, brèves mais poignantes, ont donné chair à ce que beaucoup désignent comme un véritable « apartheid de genre ».
Le portrait d’un apartheid de genre
Au fil des témoignages, une image précise s’est imposée : l’oppression des femmes en Afghanistan n’est pas une série de mesures isolées, mais une architecture cohérente visant à effacer leur présence publique et à les réduire à une existence domestique contrôlée. L’interdiction de l’éducation pour les filles au-delà du primaire, la fermeture des espaces de travail, la ségrégation stricte dans les espaces publics, les châtiments corporels infligés à celles qui osent sortir sans tuteur masculin : chaque règle participe d’une logique systématique. Une jeune étudiante a décrit la fermeture brutale de son université : « Nous étions en cours quand on nous a dit de rentrer chez nous. Le lendemain, la porte était cadenassée. C’était comme si on effaçait nos noms de l’avenir du pays. » Ces récits convergent vers la même réalité : une politique d’État qui constitue une persécution collective fondée sur le genre, un crime désormais défini par le droit international.
L’argument religieux mis en accusation
L’un des moments les plus marquants de cette première journée a été l’intervention d’une érudite musulmane venue d’Indonésie. Elle a démonté, textes en main, l’argument central des talibans selon lequel leurs décrets seraient justifiés par la religion. « L’islam est une religion de savoir et de dignité », a-t-elle affirmé. « Rien dans nos sources ne justifie l’exclusion des femmes de l’éducation ou de la vie publique. Ce que font les talibans n’est pas de la foi, c’est de la politique. » Ses mots, accueillis par des applaudissements, ont ouvert un espace crucial : celui d’une contre-narration religieuse. Car les talibans s’abritent derrière une interprétation particulière de la charia pour légitimer leur domination. Déconstruire cet argument, c’est délégitimer le fondement même de leur pouvoir aux yeux de la communauté musulmane mondiale.
Les expertises juridiques
À côté des témoignages, des juristes afghans et internationaux spécialisés en justice transitionnelle ont présenté une analyse détaillée des violations. Ils ont rappelé que la notion de « persécution de genre » est désormais reconnue comme crime contre l’humanité dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Une avocate afghane a souligné : « Ce que nous voyons, ce n’est pas une suite arbitraire de décrets, mais une stratégie délibérée visant à faire disparaître les femmes de l’espace public. Cela répond aux critères de crime contre l’humanité. » D’autres experts ont insisté sur le caractère systématique et organisé de ces politiques, les distinguant d’abus isolés pour les qualifier de persécution structurée.





Le poids des récits
L’un des défis les plus visibles de cette première journée a été la vulnérabilité des témoins. Plusieurs ont expliqué les menaces qui pèsent sur elles, la surveillance constante, la peur d’être arrêtées ou de mettre en danger leurs proches restés en Afghanistan. Une militante a témoigné par vidéoconférence clandestine, sa voix tremblante mais ferme : « Ils pensent que nous sommes réduites au silence. Aujourd’hui, même derrière un écran, je refuse ce silence. » Ces paroles rappellent que témoigner est en soi un acte de résistance. Les organisateurs ont insisté sur les précautions prises pour sécuriser les communications, contourner les coupures d’internet imposées par les talibans, et protéger l’identité des plus exposées. Mais tous savaient que chaque mot prononcé représentait un risque.
Une justice sans contrainte, mais avec un poids moral
Le Tribunal du peuple n’a pas le pouvoir de sanctionner juridiquement. Son jugement ne sera pas contraignant. Pourtant, la portée de ce type d’initiative réside ailleurs. En documentant de façon systématique les violations, en archivant les témoignages, en établissant un acte d’accusation clair, il crée un corpus qui pourra nourrir les enquêtes des Nations unies, de la Cour pénale internationale, ou des rapporteurs spéciaux. Une observatrice espagnole a résumé : « Le verdict de ce Tribunal n’enverra pas les talibans en prison, mais il peut peser sur l’histoire, sur la mémoire, et sur les pressions internationales. » En d’autres termes, il construit une légitimité morale, qui précède parfois les victoires judiciaires.
L’impact symbolique et médiatique
La première journée a aussi révélé le rôle essentiel des médias. Plusieurs journalistes internationaux présents ont souligné la force émotionnelle des témoignages, mais aussi la nécessité de ne pas s’en tenir au pathos. « Ce n’est pas seulement un récit de souffrance, c’est une mise en accusation politique », a rappelé une correspondante. Le risque est toujours que ces histoires deviennent des fragments médiatiques sans lendemain. Le défi est donc de transformer cette visibilité en levier d’action diplomatique. Pour les organisateurs, chaque article, chaque reportage, est une manière de contrer l’invisibilisation orchestrée par Kaboul.

Vers un verdict moral
Au terme de cette première journée, un constat s’est imposé : ce qui se passe en Afghanistan n’est pas seulement une régression des droits des femmes, c’est une entreprise de domination totale, comparable aux grands crimes politiques du XXe siècle. L’analogie avec l’apartheid sud-africain a été largement discutée, beaucoup estimant que la situation afghane constitue le premier exemple d’« apartheid de genre » reconnu par la communauté internationale. « Nous voulons que le monde arrête de parler de traditions ou de différences culturelles », a plaidé une intervenante. « Ce que nous vivons, c’est un crime, et il doit être nommé comme tel. » Cette première journée n’a pas seulement donné la parole aux victimes, elle a établi le cadre juridique et moral d’une accusation globale.
Un pas vers la mémoire et la justice
La force du Tribunal réside dans sa capacité à transformer des récits personnels en mémoire collective. Chaque témoignage devient une pièce d’un dossier destiné à survivre au temps et aux changements politiques. Même si les talibans refusent toute enquête, même si les grandes puissances détournent le regard, ces mots prononcés à Madrid existent désormais, et leur écho ne pourra être effacé. Pour beaucoup, cette première journée a été vécue comme une victoire symbolique : la preuve que, malgré les menaces, les femmes afghanes refusent de se taire, et que le monde, du moins une partie, est prêt à les écouter.
Une conclusion provisoire
Le Tribunal se poursuivra deux jours encore, avec des sessions thématiques sur l’éducation, le travail, la santé, la liberté de mouvement et la participation politique. Mais déjà, la première journée a marqué un tournant. Elle a fait apparaître les talibans non seulement comme des gouvernants autoritaires, mais comme les architectes d’un système de persécution de masse. Elle a rendu visibles les femmes afghanes comme des accusatrices, pas seulement des victimes. Et elle a mis la communauté internationale face à une question brûlante : que faire, maintenant que le crime est nommé, décrit et documenté ? Le Tribunal ne détient pas la réponse. Mais il a créé l’espace où cette question ne pourra plus être éludée.

9 octobre : Madrid, caisse de résonance des crimes invisibles
L’abandon des plus vulnérables : les personnes handicapées
La journée s’est ouverte par la voix émue de Benafsha Yaqoobi, procureure du Tribunal, qui a rappelé l’ampleur des souffrances silencieuses des personnes handicapées depuis le retour des Talibans. Elle a décrit un Afghanistan où les structures médicales et sociales, déjà fragiles, ont été méthodiquement détruites. « Les Talibans ont effacé les droits des personnes handicapées de la vie publique, les privant de toute aide institutionnelle », a-t-elle déclaré.
Son témoignage s’est appuyé sur un cas tragique survenu dans la province de Khost : une mère avait supplié un hôpital d’accueillir sa fille handicapée. Les médecins ont refusé de la soigner au prétexte qu’« aucune main n’était autorisée à la toucher ». Cette scène glaçante illustre selon Yaqoobi la négation délibérée du droit aux soins. Ce refus ne résulte pas d’un manque de moyens, mais d’une idéologie qui déshumanise les plus vulnérables.
Yaqoobi a rappelé que le ministère des Martyrs et des Handicapés, autrefois chargé d’accompagner les blessés de guerre, les veuves et les personnes vivant avec un handicap, a été vidé de toute substance sous le régime taliban. L’institution existe encore de nom, mais son rôle de service public a été aboli. Les aides financières ont disparu, les programmes éducatifs et de réhabilitation ont été supprimés, et la dignité même de ces citoyens a été effacée.
Elle a insisté : « Rien dans la culture ou les traditions afghanes ne justifie cette exclusion. C’est un projet de répression systématique, un crime structurel qui détruit les vies dans l’indifférence générale. » Yaqoobi a lancé un appel pressant à la communauté internationale, dénonçant l’aveuglement complice de ceux qui détournent le regard.

Une mobilisation internationale contre l’impunité
Après ce réquisitoire, Gianni Tognioni, secrétaire du Tribunal permanent des peuples, a pris la parole pour replacer ces récits dans une dimension plus large. Selon lui, le but de ce procès symbolique n’est pas seulement d’exposer les abus mais de construire un consensus mondial contre la barbarie institutionnalisée.
Tognioni a expliqué que les témoignages accumulés depuis le début de la session formeront un corpus de preuves à soumettre aux institutions internationales. « Si nous voulons éviter que les Talibans continuent à agir dans l’impunité, il faut transformer cette indignation en mécanismes juridiques. » Pour lui, la notion de genre apartheid doit être reconnue et criminalisée au niveau du droit international, afin d’ôter toute légitimité aux régimes qui pratiquent l’exclusion systématique des femmes.
Il a également insisté sur la nécessité d’un réseau de surveillance permanent. « Les crimes ne cessent pas quand l’attention médiatique s’éteint. Ce tribunal doit devenir la première pierre d’une veille internationale continue, pour que chaque décision talibane, chaque décret d’exclusion, soit scruté et documenté. »
Pour Tognioni, l’Afghanistan est un test moral et juridique pour le monde. « Si nous acceptons l’apartheid de genre comme une affaire intérieure, nous renonçons à l’idée même de droit universel. »

Les coupables désignés
Un moment fort de cette deuxième journée a été l’énonciation publique des noms des dirigeants talibans accusés. Orzala Nemat, procureure du tribunal, a dressé une liste précise : le chef suprême Hibatullah Akhundzada, le ministre de l’Intérieur Sirajuddin Haqqani, le ministre de la Défense Mohammad Yaqoob, le cofondateur Abdul Ghani Baradar, ainsi que plusieurs ministres-clés – Noor Mohammad Saqib, Khalid Hanafi, Abdul Hakim Haqqani, Neda Mohammad Nadeem, Habibullah Agha et Abdul Haq Wasiq.
« Le pouvoir est concentré dans les mains d’un cercle restreint, fermé et opaque », a souligné Nemat. Depuis 2021, aucun contre-pouvoir interne ni externe n’a pu contester leurs décisions. Ces hommes sont les architectes directs de l’exclusion des femmes de l’éducation, de la vie publique, des soins de santé, et de la répression des manifestations.
En prononçant ces noms, Nemat a rappelé que l’histoire ne juge pas des abstractions mais des individus. Cette désignation marque une étape décisive : les Talibans ne sont plus seulement un régime, mais un groupe d’hommes identifiés, responsables de crimes contre l’humanité.

Hoda Khamosh : la voix des menacées
Parmi les témoignages entendus, celui de Hoda Khamosh, militante des droits des femmes, a profondément marqué l’assistance. Elle a raconté les lettres de menaces qu’elle a reçues dès les premières semaines après la chute de Kaboul. Ces avertissements exigeaient son silence et annonçaient des représailles si elle continuait à manifester.
Elle a décrit avec force les répressions des protestations de femmes : des manifestantes battues, dispersées par des tirs, humiliées en public. Elle a insisté sur l’exclusion absolue des femmes du gouvernement taliban, où aucune ne figure dans le cabinet. « La volonté de réduire les femmes à l’inexistence politique est totale », a-t-elle affirmé.
Khamosh a également évoqué la fermeture brutale des écoles et universités pour les filles, un choc national qui a plongé des millions de jeunes dans le désespoir. Enfin, elle a rappelé le drame de l’aéroport de Kaboul à l’été 2021, où des foules paniquées tentaient d’échapper au nouveau régime. Elle a parlé d’un « enfer sur terre », fait de bousculades mortelles, de familles séparées, de tirs au milieu de la foule.
La santé, un droit confisqué
Un autre axe d’accusation développé par Orzala Nemat a porté sur l’accès à la santé. Elle a détaillé les obstacles imposés aux femmes : interdiction de se rendre dans un centre médical sans tuteur masculin, discrimination dans les soins, et raréfaction dramatique des médecins femmes.
Dans les zones rurales, la situation est catastrophique. Des femmes accouchent sans assistance médicale, d’autres meurent de maladies simples faute de soins. Nemat a rapporté le témoignage poignant d’une femme qui avait vu plusieurs proches sombrer dans la dépression jusqu’au suicide, faute de soutien psychologique. « Ces morts silencieuses sont aussi des crimes », a insisté la procureure.
Elle a rappelé que le droit à la santé est garanti par le droit international, et que le priver délibérément constitue une violation grave, assimilable à un crime contre l’humanité.
La reconnaissance par la société civile
La journée s’est conclue sur une déclaration conjointe de plus de cent organisations civiles et mouvements de protestation. Ils ont salué la tenue de ce tribunal comme un « pas historique vers la justice », affirmant que les pratiques des Talibans relèvent sans équivoque de crimes contre l’humanité.
Dans leur texte, ces organisations appellent le gouvernement espagnol et l’Union européenne à poursuivre les procédures judiciaires, à protéger les témoins, et à garantir que les voix des femmes, des minorités, des anciens soldats et des journalistes soient entendues sans risque.
Cette mobilisation collective montre que le tribunal ne parle pas seulement au nom de quelques militantes, mais incarne la voix d’une société civile afghane éparpillée dans le monde, qui refuse l’oubli et réclame justice.
Madrid, caisse de résonance des crimes invisibles
Ce deuxième jour du procès a révélé des pans entiers de la souffrance afghane trop souvent occultés : l’abandon des handicapés, la privation des soins, les suicides silencieux, la répression des protestations. Il a aussi franchi un cap politique en désignant les responsables par leurs noms.
Madrid apparaît comme une caisse de résonance où les récits intimes de femmes menacées, de mères démunies, de familles détruites par l’exclusion trouvent une scène mondiale. Ce tribunal n’a pas de pouvoir contraignant, mais il construit déjà un dossier moral et politique qui pourrait devenir judiciaire.
En donnant un visage à la douleur, en articulant le vécu et le droit, il impose une évidence : ce qui se passe en Afghanistan n’est pas un problème interne, mais un défi lancé à la conscience universelle et au droit international. Refuser de l’entendre reviendrait à normaliser l’impunité et à accepter qu’un régime puisse pratiquer l’apartheid de genre sans jamais être inquiété.
Un pas historique vers la justice
Près de cent organisations civiles et mouvements de protestation ont qualifié le Tribunal du peuple pour les femmes d’Afghanistan à Madrid d’étape historique vers la justice internationale.
Dans une déclaration commune du 9 octobre 2025, elles ont affirmé que les pratiques des Talibans constituent des crimes contre l’humanité et instaurent un véritable apartheid de genre.
Ces organisations appellent le gouvernement espagnol et l’Union européenne à engager des procédures judiciaires contre les Talibans et leurs soutiens, et à garantir la sécurité et la participation des victimes : femmes, minorités, anciens soldats et journalistes.
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