Les talibans ou l’islamisme dans un seul pays par le Professeur Michael Barry
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Les talibans ou l’islamisme dans un seul pays
n° 174 – Hiver 2022
Entretien avec Michael Barry, écrivain américain, spécialiste de l’Iran et de l’Afghanistan, professeur à l’Université de Princeton, par Isabelle Lasserre, rédactrice en chef adjointe au service international du Figaro, correspondante diplomatique.
Isabelle Lasserre — L’Afghanistan des talibans est-il redevenu un pays dangereux ?
Michael Barry — Oui, car la mouvance islamiste possède une dimension planétaire. Elle nourrit toutes les crises du monde musulman. Bien sûr, n’importe quel groupe peut être examiné à travers son enracinement ethnique ou en fonction des ressentiments économiques et sociaux auxquels il offre une caisse de résonance. Mais à partir du moment où il se proclame islamique, c’est-à-dire chargé par Dieu de mettre en œuvre la loi divine, révélée une fois pour toutes et non modifiable, tout mouvement, que ce soit au Nigeria, en Somalie, en Afghanistan ou dans le sud des Philippines, implique l’ensemble de la religion musulmane, l’ensemble des musulmans et l’ensemble des relations entre pays musulmans et pays non musulmans. Chaque fois que des islamistes entrent en insurrection ou prennent le pouvoir, le monde entier est concerné — exactement de la même manière que, lorsqu’un mouvement marxiste-léniniste prenait les armes ou s’emparait du pouvoir, il y a une génération, les conséquences se faisaient alors sentir à des milliers de kilomètres de là. Voilà pourquoi on ne peut absolument pas isoler l’Afghanistan comme s’il s’agissait d’un problème régional, ethnique ou secondaire par rapport aux grands enjeux planétaires. Pas plus qu’on ne peut le faire pour le Mali ou pour le sud des Philippines.
I. L. — Cela a-t-il toujours été le cas ?
M. B. — Jusqu’à l’ère moderne, les divers royaumes islamiques, dont les élites intellectuelles et princières étaient souvent nourries d’une profonde spiritualité soufie panthéiste issue en grande partie de la philosophie grecque, se sont en général montrés très tolérants envers leurs minorités religieuses. Mais cet islam de haute civilisation a vécu. Depuis le début du XXe siècle, marqué par l’explosion des sectarismes locaux, le réveil des haines ethniques, les diverses rivalités coloniales et l’effondrement sanglant de l’Empire ottoman entre 1915 et 1918, deux écoles s’affrontent au sein du monde islamique. L’une, qui a trouvé son expression dans la république turque d’Atatürk, avant d’être suivie dans les années 1920 par l’Iran et l’Afghanistan royal puis par l’Égypte de Nasser, considérait que le modèle de civilisation internationale s’incarnait dans la science et la démocratie. Les pays musulmans devaient investir le domaine des connaissances scientifiques et promouvoir la démocratie représentative afin de conserver leur indépendance nationale et d’assurer le développement de leurs sociétés. Depuis l’adoption par l’ONU de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, la pierre d’angle du système international repose sur un ensemble de valeurs que l’humanité tout entière a poursuivies avec lenteur et difficulté, en Occident comme au Proche-Orient ou en Afrique… Même les régimes communistes les plus totalitaires ont fait croire que leurs mesures de justice sociale s’inscrivaient dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ! Au moins, ils ont eu l’élégance d’appliquer la maxime de La Rochefoucauld : « L’hypocrisie est l’hommage que rend le vice à la vertu »…
La seconde école se met en place dans un monde islamique en plein désarroi au cours des années 1920, avec la fondation du mouvement des Frères musulmans au Caire et la proclamation du royaume d’Arabie saoudite. Ces deux mouvements, qui ont convergé dans leur idéologie, affirment que la Déclaration universelle des droits de l’homme n’est pas légitime, qu’elle n’est qu’une projection de valeurs occidentales judéo-chrétiennes qui ne s’appliquent pas au monde musulman, ce dernier ne devant connaître qu’une seule source de législation : la charia. La charia étant d’origine divine, elle ne saurait être modifiée par quelque intervention humaine que ce soit. Y compris pour empêcher des châtiments comme la lapidation pour adultère.
I. L. — C’est à cette seconde école que vous rattachez l’Afghanistan ?
M. B. — Les talibans ont, en effet, rejoint cette mouvance internationale dont on a identifié les deux premiers foyers à Riyad et au Caire il y a près d’un siècle. Ils ont proclamé que l’Afghanistan devait être une monarchie absolue dont l’émir, c’est-à-dire le commandeur des croyants, assisté par une assemblée de clercs versés en droit coranique, doit avant tout veiller à l’application intégrale de la charia. Selon les talibans, la population n’a pas à se prononcer par le biais d’élections considérées comme une manœuvre impie de l’Occident destinée à saper l’autorité toute-puissante et immobile de la charia. La charia restreint, entre autres choses, l’expression de l’opinion publique et établit la supériorité des hommes sur les femmes. Toutes les interventions occidentales visant à faire pression sur le gouvernement des talibans afin de promouvoir les droits humains sont jugées foncièrement illégitimes.
Le monde islamique est parcouru par une guerre civile dans les têtes qui dure depuis 1920, entre laïcité parlementaire et charia intégrale. Dès la prise du pouvoir à La Mecque par le royaume saoudien, dans les années 1920, la théorie « du passé faisons table rase » a été appliquée. Tous les monuments historiques de Médine et de La Mecque, considérés comme des objets d’idolâtrie, ont été rasés. On voit donc bien que l’assaut contre la culture, fût-elle islamique, a commencé il y a déjà cent ans. Les groupes qui aujourd’hui s’en réclament, à Tombouctou ou à Kaboul, agissent en fonction de cette même logique. L’idée selon laquelle les monuments ou les œuvres d’art du passé qui impliquent une pensée différente de la vôtre doivent être anéantis a refait surface aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle on peut s’attendre au saccage renouvelé et systématique de tout le patrimoine archéologique du pays, qui constitue un crime contre l’humanité.
I. L. — Les talibans ont-ils changé ?
M. B. — Non, les talibans n’ont pas changé car ils ne peuvent pas changer. Mais ils sont plus habiles. Ils peuvent concéder quelques entorses à leurs principes. Ils savent, en effet, qu’une reprise spectaculaire de la terreur aurait de telles répercussions dans le monde qu’elle les empêcherait d’accéder à la reconnaissance internationale officielle et de recevoir l’aide humanitaire dont ils ont besoin, notamment pour asseoir leur régime. Ils essaient de ne pas dépasser la ligne rouge pour ne pas braquer la communauté internationale. Au lieu d’interdire toute éducation pour les femmes au-delà de la 6e, comme ils l’avaient fait en 1996, ils permettent désormais à certaines d’entre elles d’aller étudier à l’université… mais seulement, bien sûr, si elles sont voilées et si les professeurs sont des femmes, car toute mixité est exclue ! Ainsi les talibans se montrent-ils plus modérés. Ils estiment que le droit à l’éducation n’est pas un droit acquis mais une sorte d’indulgence, un moyen de négocier avec les Occidentaux. C’est un peu comme les États du sud des États-Unis qui, après l’abolition de l’esclavage en 1865, avaient pu perpétuer une ségrégation de fait jusqu’en 1965 en appliquant de multiples restrictions légales, tout en restant en deçà de la proclamation officielle d’un rétablissement de l’esclavage. Les choses étaient beaucoup plus sournoises, mais elles continuaient à exister. En Afghanistan, la finalité idéologique des talibans est, je vous l’ai dit, la mise en place de la charia. Ils considèrent que le monde n’a pas été créé pour que l’humanité soit heureuse, mais pour qu’elle gagne le paradis. Tous les mouvements de ce type, lorsqu’ils ont triomphé dans l’Histoire, ont suscité une telle hostilité des puissances environnantes qu’ils ont fini par être écrasés. Ou bien, quand ils ont perduré, au bout de trois ou quatre générations, ils se sont attiédis et ont en général fini dans la corruption. À terme, les classes dirigeantes ne s’intéressent plus qu’au maintien de leur pouvoir. Elles perdent la ferveur religieuse qui les a propulsées au départ. Mais avec les talibans, ce n’est pas pour demain !
I. L. — Existe-t-il des divisions au sein des talibans ?
M. B. — Là encore, il faudrait remettre au goût du jour la kremlinologie ! Comme chez les communistes soviétiques, il y a parmi les talibans des groupes de pression, des factions qui s’affrontent, des gagnants et des perdants. Parmi les grandes tendances, il y a d’abord les politiques, qui géraient le mouvement à Quetta, au Pakistan, pendant toute la durée de l’occupation américaine. Ils étaient très influencés par les services pakistanais, l’ISI, dont ils étaient presque une émanation. Au cours des deux dernières années, ils ont accepté de négocier avec les Américains car ce sont, comme l’étaient les Soviétiques, des pragmatiques. Ils pensent, à l’instar de Lénine, que les capitalistes leur vendront la corde qui servira à les pendre. Ils feront donc tout pour maintenir le système oppressif juste en dessous de la ligne d’horizon au-delà de laquelle la réaction occidentale serait trop brutale tout en lâchant quelques concessions de façade.
Ensuite, il y a les purs et durs, la ligne intransigeante des talibans, représentée par le groupe Haqqani (1). Haqqani défend l’accomplissement de la volonté de Dieu quelles qu’en soient les conséquences, alors que les moins radicaux veulent, tout en accomplissant cette volonté de Dieu, tenir compte du contexte international. Mais les deux factions rivales se retrouvent dans leur volonté d’assurer leur pérennité à la tête du pays et dans celle d’éviter les erreurs de 2001 — avec des défis grotesques envers la communauté internationale, comme le dynamitage du patrimoine archéologique, les exécutions de femmes dans le stade public de Kaboul et, surtout, les attentats du 11 Septembre par un groupe terroriste abrité sur le sol afghan — qui avaient provoqué leur chute. Ce type d’accident ne doit, selon eux, plus jamais se reproduire. Là encore, l’analogie avec les bolcheviques me semble utile. Entre 1917 et 1924, la famine causée par la Première Guerre mondiale et par la révolution menaçait de miner le régime. Afin de conserver le pouvoir et de décourager les interventions de puissances extérieures qui auraient pu aider des groupes à les renverser, les Soviétiques se sont tournés vers la Grande- Bretagne et les États-Unis pour leur demander une aide alimentaire, en exerçant une sorte de chantage : si vous refusez de nous aider, vous serez responsables de la mort de millions d’innocents. Mais si vous nous aidez, vous devez passer par nous, car nous incarnons le pouvoir. C’est ainsi qu’ils ont obtenu une forme de reconnaissance. Le même mécanisme est à l’œuvre aujourd’hui en Afghanistan. Tous les ingrédients sont réunis pour qu’une famine généralisée éclate. Les talibans commencent à demander aux Occidentaux de nourrir la population afghane, c’est-à-dire de les décharger de leur responsabilité humanitaire. Or, quelles que soient les précautions que prendront les donateurs et les Nations unies, cette aide renforcera les talibans et légitimera leur régime.
I. L. — Quels sont les liens entre les talibans et Al-Qaïda ?
M. B. — En 2001, les talibans ont été piégés par leur devoir tribal d’hospitalité, selon lequel on ne trahit pas un hôte. A fortiori quand on partage avec lui la même foi islamiste intransigeante. Ils ont donc refusé de livrer Ben Laden, ce qui a entraîné le renversement du régime. Mais ce n’est pas un hasard si Al-Qaïda avait choisi l’Afghanistan comme principal théâtre d’opérations avant 2001. C’était le pays qui, à l’époque, correspondait le mieux à son idéologie internationale. Al-Qaïda regrettait que, depuis 1919, le destin du monde islamique ait été façonné par la montée de nationalismes laïques. La résistance afghane contre les Soviétiques en 1989 était, en revanche, ouvertement islamiste. La victoire contre l’occupant russe s’inscrivait dans la lignée du rétablissement des indépendances musulmanes, mais cette fois sous des auspices coraniques. C’est pourquoi il importait à Al-Qaïda de s’implanter sur ce territoire devenu mythique, le seul qui au cours du XXe siècle avait vu une guérilla d’inspiration proprement islamiste l’emporter. Ben Laden a quitté le Soudan pour s’installer en Afghanistan et y promouvoir son idéologie. D’où les relations extrêmement étroites et imbriquées entre Al-Qaïda et les talibans, qui se sont même traduites par des mariages.
I. L. — Les liens entre Al-Qaïda et les talibans perdurent-ils de nos jours ?
M. B. — Je soupçonne qu’ils sont aussi forts qu’avant, mais qu’ils se font plus discrets pour ne pas entraîner de possibles mesures de rétorsion internationales qui mettraient en danger l’existence du pays.
I. L. — Et comment qualifieriez-vous les relations entre les talibans et le Pakistan ? Sont-elles aussi étroites qu’autrefois ?
M. B. — Dès l’indépendance, en 1947, le Pakistan a vu dans l’Afghanistan laïque un allié objectif de l’Inde et de l’URSS, dont l’irrédentisme menaçait son intégrité territoriale. Rappelons qu’à cette époque l’Afghanistan avait été le seul pays à voter contre l’entrée du Pakistan aux Nations unies. Très rapidement, la neutralisation de l’Afghanistan est devenue pour Islamabad un enjeu stratégique aussi fondamental que le désir de réunification pour les Allemands de l’Ouest après 1945. Il fallait à tout prix empêcher qu’il devienne un vecteur de l’influence russe ou indienne. Pour y parvenir, le Pakistan aura poursuivi depuis 1947 et surtout depuis 1975 une stratégie bifurquant entre deux options lui semblant aussi profitables l’une que l’autre. Vu d’Islamabad, il n’y avait que deux solutions : soit remplacer le gouvernement de Kaboul par un régime totalement allié et, pour ce faire, promouvoir un islamisme d’ethnie pachtoune pur et dur. Soit mettre tout en œuvre pour empêcher Kaboul de contrôler son propre territoire en appuyant des groupes islamistes. Pour saper les fondements de cette nation afghane qui essayait de se construire depuis 1919, le Pakistan a maintenu le pays dans un état de pauvreté et de désunion permanent, en soutenant les pachtounes contre les autres ethnies, les sunnites contre les chiites, les hommes contre les femmes. Lorsque les talibans sont arrivés au pouvoir en 1996, ils ont inversé tous les piliers sur lesquels reposait la nation afghane depuis 1919. Ils ont décrété que, désormais, seuls les pachtounes seraient afghans, que les filles n’auraient plus le droit d’étudier et ils ont rétabli la torture. Hier comme aujourd’hui, le but du Pakistan n’est pas de construire l’Afghanistan mais de le démanteler. Cependant, les talibans ont conscience que si le niveau de vie de la population s’effondre, leur pouvoir en sera fragilisé. Les Pakistanais le savent également. C’est la raison pour laquelle ils font des concessions suffisantes à la communauté internationale pour qu’elle sauve de la faillite absolue l’Afghanistan, dont les talibans entendent faire le socle éternel de leur rayonnement idéologique.
I. L. — Où placez-vous Daech dans ce tableau ?
M. B. — Un peu à la même place que les Khmers rouges au Cambodge ou le Sentier lumineux au Pérou ! Daech représente le paroxysme logique de l’idéologie. En 1979, les États-Unis et l’Arabie saoudite ont vu dans le régime des ayatollahs iraniens — qui entendait surmonter le différend chiites-sunnites et faire de Téhéran le phare de la révolution islamique mondiale — une menace existentielle. Avec la bénédiction américaine et l’aval pakistanais, l’Arabie saoudite a mis en place une politique visant à circonscrire l’influence iranienne au seul ghetto chiite. Au point que la haine antichiite l’emportait presque sur celle des chrétiens et des juifs. C’est ce qui a abouti au mouvement Daech, qui est aussi intrinsèquement antichiite que le mouvement nazi était antisémite. L’Afghanistan fait partie des dommages collatéraux de la politique d’endiguement antichiite. Pas plus que les talibans, Daech n’aurait pu agir sur le territoire afghan comme il l’a fait jusqu’à la chute du régime pro-américain sans bénéficier du soutien logistique d’un État, en l’occurrence du Pakistan. Ce n’est pas possible autrement. Pour commettre des attentats-suicides, il faut des financements et une organisation.
I. L. — Peut-on imaginer que Daech renverse demain les talibans et prenne le pouvoir à Kaboul ? Ou, au contraire, que Daech soit défait par les talibans ?
M. B. — Daech sert objectivement le pouvoir des talibans en les faisant apparaître comme plus modérés. Il sert surtout l’intérêt profond du Pakistan, qui est de maintenir un Afghanistan pauvre, arriéré et divisé. Au moins 50 % des effectifs de Daech en Afghanistan sont pakistanais. Daech maintient la pression sur la communauté chiite, pousse à l’éclatement, à la pulvérisation de la nation multiethnique et multisectaire afghane, tout en soulageant les talibans qui n’ont pas à mener cette répression eux-mêmes. Le mouvement opère à Kaboul, dans l’est et de plus en plus dans le sud du pays, à partir de bases pakistanaises. Si les Pakistanais avaient voulu tarir cette source, ils l’auraient fait.
I. L. — Vous ne croyez donc pas à une rivalité entre les talibans, Al-Qaïda et Daech…
M. B. — Encore une fois, le parallèle soviétique est celui qui me paraît le plus éclairant. En 1924, Staline, craignant pour la survie de son régime, expulse Trotski qui défend la notion marxiste-léniniste d’une révolution prolétarienne internationale continue. Et pour rassurer la Grande-Bretagne, la grande puissance de l’époque, il proclame le socialisme dans un seul pays, lui signifiant ainsi qu’elle n’a rien à craindre de l’URSS puisque cette dernière ne cherche pas à exporter sa révolution à l’extérieur. Depuis 2021, les talibans ont appliqué ce que j’appellerais ironiquement l’islamisme dans un seul pays. En juillet, ils se sont rendus à Moscou et à Pékin pour dire à la Russie et à la Chine que l’Afghanistan ne servira pas de rampe de lancement à des mouvements islamistes cherchant à déstabiliser l’Asie centrale. On a assisté à la proclamation islamisée du socialisme dans un seul pays ! Avec le soutien du Pakistan, qui refuse de se laisser entraîner par l’aventure islamiste dans des conflits internationaux qu’il ne pourrait plus maîtriser. Bref, je crois l’influence du Pakistan suffisamment puissante pour engager la branche pragmatique des talibans à contrôler les débordements éventuels vers la Chine et l’Asie centrale. Il n’empêche qu’un triomphe idéologique est un triomphe idéologique, et que l’Occident doit mesurer l’ampleur de sa défaite. Un mouvement qui a écrasé les Soviétiques en 1989 puis les Américains en 2021 se sent invincible. Il considère que Dieu est de son côté. Les maquisards islamistes au Mali n’ont qu’à patienter. Tôt ou tard, la puissance mécréante craquera et ils l’emporteront.
I. L. — Quelle est votre analyse du retrait américain d’Afghanistan ? Quelles en sont, selon vous, les conséquences ? Pour la région, pour les États-Unis et pour le modèle occidental ?
M. B. — C’est une faillite intégrale du modèle, dans toutes ses composantes. D’abord, le modèle militaire. Dans ce domaine, la culture américaine est issue de la guerre de Sécession et de la certitude qu’avec un savoir-faire technologique de pointe et une base industrielle hyper-puissante il est possible d’amener n’importe quel adversaire à la reddition inconditionnelle. Le Nord avait vaincu le Sud par la guerre totale et ce ne sont pas les pauvres petites résistances des Amérindiens qui ont mis en doute cette version des faits ! La leçon a semblé porter ses fruits : en 1898, quand les États-Unis ont raflé à l’Espagne ses dernières colonies comme Cuba et Porto Rico, en 1917 lorsqu’ils sont intervenus contre l’Allemagne impériale, et plus encore en 1941-1945 dans la guerre contre l’Allemagne nazie et le Japon. Toutes ces victoires ont conforté l’idée qu’il était inutile de tenir compte de la sensibilité culturelle de l’adversaire — un adversaire qui, dans tous les cas, n’avait aucune chance face à l’écrasante supériorité militaire et technologique des Américains. Nous n’avons pas voulu voir que cette thèse a commencé à être sérieusement battue en brèche en 1952 avec la guerre de Corée, qui fut un match nul, puis avec notre défaite au Vietnam, qui fut cependant considérée comme un accident de parcours. La première guerre du Golfe, en 1991, nous fait littéralement rugir : avec George W. Bush, America is back. La doctrine Powell, qui vise à écraser l’adversaire de sa supériorité technique sans tenir compte des sensibilités des uns ou des autres, triomphe. Avec zéro mort, comme ce fut le cas par exemple dans la guerre contre les Serbes en 1999. L’opinion publique a accepté l’engagement militaire en Afghanistan et en Irak à condition qu’aucun soldat n’y perde la vie. Mais dans ces deux pays, les États-Unis se sont retrouvés face à des sociétés brisées, patriarcales, émiettées, tribales, rustiques et prêtes à mourir… contrairement aux troupes américaines.
I. L. — De ces deux échecs, lequel fut le plus grave ?
M. B. — L’échec afghan constitue pour notre civilisation un changement océanique par rapport au pays que nous pensions être depuis 1865. La défaite afghane est une catastrophe sans aucune contrepartie, puisque même les rares choses positives qui avaient été accomplies ont été ruinées, comme l’accès des femmes au travail et à l’éducation. Cette défaite entraîne déjà une rétroprojection sur la guerre du Vietnam, désormais considérée non plus comme un incident de parcours mais comme le révélateur d’une profonde carence militaire américaine. Une nouvelle fois, le pays se recroqueville sur sa tentation isolationniste. Bien sûr, celle-ci ne peut pas durer, car il ne saurait y avoir d’isolationnisme dans le monde actuel. Mais l’Amérique, pour le moment, se refuse à tout examen de conscience.
L’attitude des États-Unis vis-à-vis de l’Afghanistan a toujours été marquée par un mépris fondamental. En 1954, nous avions choisi l’alliance pakistanaise aux dépens d’une entente avec Kaboul. En 1989, au moment du retrait soviétique, l’Afghanistan ne nous intéressait que pour bouter les Russes hors du pays. Et même après les attentats du 11 Septembre, l’Afghanistan n’était vu que comme un chemin de traverse, un obstacle imprévu, un pays secondaire, notamment par rapport à l’Irak et à ses ressources pétrolières. L’idée, c’était qu’on était obligés d’aller faire la police en Afghanistan, mais qu’il fallait rapidement se débarrasser de ce fardeau pour passer aux choses sérieuses, c’est-à-dire à l’Irak. C’est le même scénario qui se reproduit aujourd’hui. Quand Joe Biden proclame la fin de l’engagement américain en Afghanistan, il confirme que ce pays ne représente pas un enjeu vital pour les États-Unis, qui doivent faire face à des défis beaucoup plus importants. C’est une erreur colossale, que le néo-provincialisme américain qui caractérise aussi bien la présidence de Trump que celle de Biden ne perçoit pas. L’Afghanistan est peut-être secondaire pour les stratèges américains, mais il ne l’est pas dans la symbolique islamiste mondiale. Bien au contraire : il représente le champ de la victoire. Nous nous retirons sur un constat d’échec absolu. C’est tout le modèle américain de la démocratie, de l’égalité des sexes, de la liberté de la presse, des valeurs fondamentales de notre civilisation humaine en tant que telle qui a été humilié. Mais les Américains, aveuglés par leur mépris pour l’Afghanistan, ne le voient même pas.
I. L. — Et pourtant, peut-on exclure qu’un nouveau 11 Septembre soit fomenté en Afghanistan ?
M. B. — On ne le peut pas, justement ! Et on peut d’autant moins l’exclure avec si peu de bases américaines dans la région… Notre arrogance nous empêche de nous projeter vers le lendemain. Ce fut le cas aussi dans l’affaire des sous-marins australiens. Les États-Unis n’ont qu’un mot à la bouche : contenir la Chine ! Mais comment Biden et ses conseillers peuvent-ils se montrer aussi incapables de lire une carte de géographie ? Comme si la Chine n’était qu’une plage du Pacifique faisant face à la Californie ! La Chine est un territoire immense qui atteint le cœur du continent asiatique et pour lequel le Pakistan constitue un corridor stratégique vital lui permettant d’accéder à l’embouchure du golfe Persique. En évacuant le théâtre afghan, l’administration Biden vient de débarrasser le Pakistan de son problème stratégique majeur — un Afghanistan susceptible de s’allier à l’Inde — et de le jeter littéralement dans les bras de Pékin. Comme tout le monde le sait, la route de la soie traverse le continent asiatique. Le Pakistan et l’Afghanistan, l’Iran, le Golfe en font partie… Alors, quand Biden proclame que son retrait est destiné à mieux contrer la Chine, ses propos relèvent du délire stratégique ! Les États-Unis font face à une accumulation d’échecs dont ils n’ont pas encore fini de tirer les leçons. Ils sont devenus un vieux pays. Ils découvrent qu’ils ont un passé qui leur pèse, même avec seulement 250 ans d’histoire, aussi lourdement que c’est le cas dans n’importe quel pays européen. Et que la guerre civile les écrase. Elle a ressurgi avec les drapeaux confédérés brandis au Capitole le 6 janvier 2021. Nous vivons le retour du refoulé de ce Sud esclavagiste qui a perdu en 1865, mais dont la rancœur ne s’est jamais éteinte. Le traumatisme de la guerre de Sécession explique notre politique constamment tiraillée entre l’héritage du Nord libéral et celui du Sud archi-réactionnaire. La ligne s’est déplacée de la géographie au cerveau, mais elle est toujours là.
I. L. — Qui va sauver l’Afghanistan ?
M. B. — Pour sauver du désastre cette partie du monde, ce grand Moyen-Orient qui va de l’Égypte au Pakistan, miné par les guerres entre chiites et sunnites, il n’y a qu’une solution : rétablir le dialogue entre l’Iran et les Occidentaux. L’Iran, qui forme le cœur de la région et possède une société sophistiquée, aspire à retrouver sa place dans le concert des nations. Un Iran redevenu partenaire de la communauté occidentale, réconcilié avec les États-Unis et l’Europe, deviendrait un pôle régional qui ouvrirait un espace de respiration pour les sociétés meurtries d’Irak, de Syrie et d’Afghanistan. L’industrie de Téhéran redevenue florissante ouvrirait un important débouché pour la main-d’œuvre étrangère, sa prospérité commerciale rétablie rayonnerait sur tout son voisinage — et surtout, sa démocratisation, devenue alors inéluctable, influencerait largement toute l’évolution politique de la région. Mais aujourd’hui, l’Afghanistan se voit acculé contre le mur iranien, isolé par ce contentieux entre Washington et Téhéran et donc livré au Pakistan et à ses deux garants, l’Arabie saoudite et la Chine. Je ne vois de véritable issue que dans cette réconciliation irano-américaine. Quelque chose qui pourrait être aussi spectaculaire que le voyage de Sadate à Jérusalem en 1977. Dans les années 1950 et 1960, les guerres américaines, celles dans lesquelles les GIs étaient appelés à verser leur sang, avaient toutes lieu à la périphérie de la Chine (Vietnam, Cambodge, Laos…), cette Chine que l’Amérique cherchait à endiguer. Depuis 1979, elles se sont déplacées sur le pourtour de l’Iran.
I. L. — Que faites-vous du dossier nucléaire ? Le passez-vous par pertes et profits ?
M. B. — Non, il ne faut pas l’oublier mais il faut le gérer, comme nous avons géré le problème nucléaire sino-pakistanais et la menace nucléaire soviétique. Avec des accords. Je le répète : seule la réconciliation entre Washington et Téhéran peut permettre de faire baisser les tensions et de réduire l’influence néfaste de l’Arabie saoudite et du Pakistan.
I. L. — La Russie est-elle en train de prendre sa revanche en Afghanistan ?
M. B. — Ce qui est sûr, c’est qu’elle se délecte de la défaite américaine, qui relativise la sienne. Elle a tout intérêt à encourager à Kaboul le « social-islamisme » dans un seul pays. Ensemble, la Russie et la Chine vont faire en sorte que l’Occident fournisse l’intendance et paie la note humanitaire. Mais tout ce qui concerne l’appareil d’État répressif viendra de Pékin et de Moscou. La Russie doit par ailleurs veiller à ce que le Tadjikistan, l’Ouzbékistan ou le Turkménistan ne subissent aucune déstabilisation venue de la frontière afghane nord, car elle veut s’affirmer à nouveau comme la protectrice naturelle de son étranger proche. Elle n’est plus de taille à concurrencer la Chine, mais elle peut exploiter la situation à son profit. Pour résumer, nous assistons, en Afghanistan, à la mise en place d’une dictature idéologique verrouillée, soutenue par le Pakistan, avec la bénédiction de la Chine et de la Russie. L’échec des États-Unis est total : politique, culturel, démocratique, militaire, stratégique et géopolitique.
(1) Le réseau Haqqani est un groupe armé islamiste faisant partie des talibans. Il est l’une des principales organisations qui luttaient contre les forces internationales et les autorités afghanes de Kaboul. Il est accusé d’être derrière les attaques les plus meurtrières commises en Afghanistan ces dernières années
Michael A. Barry, professeur et historien expert de l’Afghanistan, ainsi qu’un aperçu de ses principaux ouvrages sur ce pays.
1. Biographie et parcours
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Michael A. Barry, né en 1948 à New York, est un historien franco-américain spécialisé dans la civilisation islamique et l’art islamique. Il est maître de conférences à l’Université de Princeton dans le département d’études du Proche-Orient depuis 2004. Il a également été président consultatif du département d’art islamique au Metropolitan Museum of Art de New York (2005–2009) et consultant pour l’Aga Khan Trust for Culture depuis 2009. (Wikipédia)
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Il mène une carrière marquée par une présence intense en Afghanistan : anthropologie, droits humains et coordination humanitaire pour des organisations telles que la Fédération internationale des droits de l’homme, Médecins du Monde et les Nations Unies entre 1979 et 2001. (Wikipédia)
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Il est également professeur à l’American University of Afghanistan à Kaboul depuis 2017, jusqu’à ce que les circonstances l’en éloignent. (The Paris Institute)
2. Ouvrages majeurs sur l’Afghanistan
a) Le Royaume de l’insolence : l’Afghanistan (1504–2001) (1984, réédition 2002 / étendu jusqu’en 2011)
Une histoire de l’Afghanistan sur plusieurs siècles, reconnue comme une référence en langue française. (Wikipédia)
b) Massoud : de l’islamisme à la liberté (2002)
Biographie du commandant Ahmad Shah Massoud, chef de l’Alliance du Nord. Cet ouvrage a été distingué par le Prix Femina essai en 2002. (Wikipédia)
c) L’art figuratif en Islam médiéval (2004)
Étude érudite sur la peinture islamique figurative des XVe–XVIe siècles, en particulier autour de l’œuvre de Bihzâd de Hérât. (Wikipédia)
d) Kabul’s Long Shadows (2011)
Monographie en anglais publiée par le Liechtenstein Institute on Self‑Determination de Princeton. Barry y expose ses vues sur la politique américaine en Afghanistan, en se fondant sur l’histoire culturelle, les dynamiques tribales et la géopolitique régionale. (Wikipédia)
e) Le Cri afghan (2021)
Réflexion historique, culturelle et politique profondément personnelle et engagée. Barry y trace les évolutions tragiques de l’Afghanistan jusqu’au retrait américain de 2021, dénonçant l’échec de l’intervention et appelant à la défense des droits fondamentaux—notamment des femmes. (asianreviewofbooks.com, asiatheque.com, The Paris Institute)
3. Thèmes récurrents dans ses écrits
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Histoire longue : Barry envisage l’Afghanistan à travers les siècles, sa culture, ses ruptures et continuités. (Wikipédia)
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Confrontation avec la modernité : soviétisme, islamisme, interventions états-uniennes, tous examinés dans leurs dynamiques complexifiées. (asianreviewofbooks.com, asiatheque.com)
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Humanisme engagé : ses récits sont souvent nourris de son expérience humaine et humanitaire directe, renforçant sa vision critique. (asianreviewofbooks.com, The Paris Institute)
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Droits des femmes : dans Le Cri afghan, il identifie la condition féminine comme un enjeu central pour la paix et la dignité. (asiatheque.com)
4. Engagements et distinctions
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Témoignage au Sénat américain en 1982 sur les crimes soviétiques, entretiens privés avec Ronald Reagan en 1983 autour du conflit afghan. (Wikipédia)
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Impliqué activement comme coordinateur pour Médecins du Monde et les Nations Unies, souvent en zones de guerre. (Wikipédia)
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Chevalier de la Légion d’honneur (2021) pour l’exceptionnelle combinaison de son œuvre académique et de son engagement humanitaire. (The Paris Institute)
5. En résumé
Élément | Détails |
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Fonctions | Historien, professeur à Princeton et à l’American University of Afghanistan, consultant en art islamique |
Domaines de recherche | Histoire afghane, art islamique, droits humains |
Principaux ouvrages | Le Royaume de l’insolence, Massoud, L’art figuratif en Islam médiéval, Kabul’s Long Shadows, Le Cri afghan |
Particularité | Allie érudition et vécu, militantisme culturel et humanitaire |
Son parcours unique — à la fois académique, artistique et engagé — fait de Michael Barry un témoin privilégié et un analyste incontournable de l’Afghanistan.
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