L’Asie centrale à l’ombre de Kaboul : comment le régime taliban recompose la sécurité régionale

L’Afghanistan taliban n’est plus seulement un foyer d’instabilité interne : il est devenu le centre de gravité des inquiétudes stratégiques de toute l’Asie centrale. Depuis 2021, les chefs d’État, conseillers à la sécurité nationale et dirigeants des agences de renseignement de la région se réunissent à un rythme inédit. Ils débattent des mêmes sujets, parfois avec des mots différents, mais toujours avec la même crainte implicite : la transformation de l’Afghanistan en un pôle d’agrégation des réseaux terroristes transnationaux. Ce basculement ne doit rien au hasard. Il résulte d’une dynamique parfaitement lisible dans les rapports de l’ONU, les analyses de la SCO, les déclarations de la CEI, ainsi que dans les articles de la presse afghane indépendante.
Dans un article important publié par 8AM, Amin Kawa donne le ton. Lors d’une conférence à Tachkent organisée par la Structure régionale antiterroriste de l’Organisation de coopération de Shanghai (SCO RATS), les représentants régionaux et internationaux s’accordent sur un diagnostic : la montée en puissance de groupes terroristes en Afghanistan n’est ni théorique ni propagandiste, elle est documentée par le terrain. Ces groupes — ISIS-K, Al-Qaïda, Jamaat Ansarullah, l’IMU réactivée, les mouvances ouïghoures ou encore les talibans tadjiks — convergent vers un même espace : les provinces orientales et nord-orientales de l’Afghanistan, devenues le laboratoire naturel des stratégies de contournement, de repli et de projection.
Ce constat, pourtant alarmant, n’est pas nouveau. Mais la nouveauté réside dans la façon dont les États d’Asie centrale tentent de l’appréhender. L’époque des débats abstraits sur la radicalisation post-soviétique est révolue. Désormais, la crainte est précise : l’exportation de la violence afghane, alimentée par un régime taliban qui n’a ni les moyens, ni l’intention politique de rompre avec les groupes qui constituent une part organique de son histoire.
Les gouvernements du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan, du Kazakhstan et du Kirghizistan savent que leur sécurité intérieure se joue à Kaboul beaucoup plus qu’à Moscou ou Pékin. L’Afghanistan est devenu, selon les mots de plusieurs diplomates régionaux, « la variable non maîtrisable » de la sécurité centre-asiatique.
Tachkent : l’alerte maximale sur les “cellules dormantes”
La conférence de la SCO RATS à Tachkent est l’un des textes fondateurs de ce nouveau cycle doctrinal. Olarbek Sharshiyev, directeur exécutif de la structure, y affirme que les groupes terroristes localisés en Afghanistan préparent déjà des mécanismes de déploiement vers les pays d’Asie centrale. La méthode est connue :
- recrutement parmi les jeunes travailleurs migrants,
- utilisation de faux documents,
- constitution de cellules dormantes,
- embrigadement par propagande numérique,
- circulation des combattants depuis la Syrie vers l’Afghanistan, puis vers la région.
Cette dernière dimension est essentielle. De nombreux experts décrivent l’Afghanistan taliban comme une zone-tampon de reconfiguration pour les fragments dispersés de l’État islamique et d’Al-Qaïda. L’article du CACI Analyst consacré au sommet de la CEI à Douchanbé le rappelle : les migrations de combattants entre les théâtres syriens et afghans ne sont pas seulement possibles, elles sont observées. Les gouvernements d’Asie centrale ne peuvent plus se permettre le luxe de considérer l’Afghanistan comme un problème extérieur à leurs frontières. Les frontières tadjikes et ouzbèkes sont devenues des lignes de fracture, où chaque franchissement suspect est désormais interprété comme un risque potentiel d’infiltration.
Douchanbé : la sécurisation des frontières comme stratégie de survie
Face à cette menace, le Tadjikistan, qui partage 1 400 kilomètres de frontière avec l’Afghanistan, se retrouve en première ligne. Le communiqué de l’UNODC sur le sommet « Strengthening Borders, Securing Futures » organisé à Douchanbé détaille la stratégie désormais adoptée par les États centre-asiatiques :
- renforcement des postes frontières,
- interconnexion des douanes et des forces de l’ordre,
- développement de centres d’évaluation du risque,
- partage d’informations sur les trafics liés au financement du terrorisme.
Le Tadjikistan n’a ni la puissance économique ni le poids géopolitique pour gérer seul le risque afghan. Son pari est donc clair : se placer au cœur d’un dispositif international associant la CEI, l’ONU, l’OSCE et la SCO. Dans cette architecture, Douchanbé devient la capitale d’un front de sécurité avancé — le verrou stratégique chargé de freiner l’expansion des réseaux djihadistes.
Les programmes de coopération frontalière mis en œuvre avec l’ONU et financés par des bailleurs internationaux ont une double fonction : sécuriser les frontières physiques et moderniser les systèmes de surveillance. Dans un contexte où les Talibans ont vidé de sens la lutte contre la drogue — laissant prospérer la méthamphétamine et les trafics — la jonction entre crime organisé et réseaux terroristes devient un sujet majeur. L’article de l’UNODC sur la réunion du comité de pilotage à Tachkent montre que les États centre-asiatiques ne dissocient plus les deux phénomènes : crime transnational, trafics et terrorisme sont considérés comme un continuum.
Bichkek : l’entrée de l’Inde dans le jeu régional
À ce paysage déjà complexe s’ajoute un acteur extérieur mais incontournable : l’Inde. L’article publié par DD News sur la réunion entre New Delhi et les pays d’Asie centrale à Bichkek illustre parfaitement cette nouvelle dimension. L’Inde n’agit pas par solidarité abstraite, mais par nécessité stratégique. Les réseaux terroristes basés en Afghanistan constituent pour elle une menace directe, notamment par leur connexion avec les groupes actifs au Cachemire et au Pakistan.
La réunion de Bichkek est révélatrice de deux tendances fortes :
- la construction d’un axe Inde–Asie centrale avec la sécurité afghane comme point nodal ;
- l’émergence d’une coopération technologique (surveillance numérique, cybersécurité, IA) visant à intercepter les flux terroristes dès leur amont.
New Delhi propose une lecture complémentaire à celle de Moscou ou Pékin : l’Inde voit dans la détérioration sécuritaire afghane une menace transrégionale, capable de perturber l’équilibre eurasien. Ce positionnement, qui dépasse de loin le cadre bilatéral, permet à l’Asie centrale de diversifier ses partenaires et de ne pas dépendre exclusivement de la Russie et de la Chine pour gérer le risque afghan.
L’ONU : tenter d’imposer une méthode dans le chaos
Face à la prolifération des initiatives et à l’absence de coordination réelle entre elles, l’ONU a tenté de créer une structure d’ensemble : le Counter-Terrorism Early Warning Network (EWN). Né d’un partenariat entre l’UNRCCA et le UNOCT, ce réseau vise à organiser la collecte et le partage d’informations entre les États.
L’évaluation du projet publiée en 2024 par l’UNOCT insiste sur un point crucial : les États centre-asiatiques manquent d’un langage commun pour appréhender les risques transfrontaliers. L’EWN tente donc d’harmoniser les pratiques, de créer des outils techniques de surveillance (OSINT, IA, analyse prédictive) et de constituer une culture commune du renseignement.
La 5ᵉ conférence du réseau à Bakou, en octobre 2025, marque une étape symbolique : le passage d’une logique d’ateliers à une logique de système. Pour la première fois, les États centre-asiatiques discutent de menaces émergentes non plus seulement comme des phénomènes nationaux, mais comme un environnement partagé dont la clé se trouve, toujours, en Afghanistan.
La CEI et le trilemme afghan
L’article d’Aleksandar Ivanović sur le sommet de la CEI à Douchanbé en 2025 introduit une grille de lecture particulièrement éclairante. La sécurité centre-asiatique est désormais structurée autour d’un trilemme :
- contenir la menace terroriste issue de l’Afghanistan ;
- maintenir les opportunités économiques liées aux corridors commerciaux ;
- composer avec la Russie et la Chine, deux puissances qui coopèrent avec les Talibans tout en les blâmant pour la menace terroriste.
Ce trilemme est insoluble à court terme. Il explique pourquoi les sommets se multiplient sans que les lignes politiques ne bougent vraiment. Il éclaire aussi un paradoxe majeur : les États d’Asie centrale n’ont jamais autant parlé du danger taliban, mais ils n’ont ni la volonté, ni les moyens d’adopter une politique commune vis-à-vis de Kaboul.
Un nœud stratégique non résolu
Ce corpus de textes — réunions, sommets, articles, rapports — permet de dessiner une conclusion claire : la région a perdu l’illusion qu’une stabilisation par les Talibans mettrait fin à la menace terroriste. Bien au contraire, elle observe que :
- les Talibans offrent un espace de repli et de consolidation aux groupes djihadistes ;
- les provinces orientales de l’Afghanistan servent de zones de transit ;
- les trafics alimentent les capacités financières des réseaux terroristes ;
- les Talibans ne possèdent aucun dispositif de contrôle interne capable de limiter la prolifération des groupes armés.
L’Asie centrale ne peut donc plus se permettre de séparer sa sécurité de la situation afghane. Elle entre dans une ère de vigilance permanente, où chaque sommet régional tente de dessiner des mécanismes de défense communs sans jamais résoudre la question politique centrale : l’Afghanistan taliban est devenu une réalité géopolitique durable, et cette réalité est porteuse d’instabilité pour l’ensemble du continent eurasiatique.
1. Sleeper Cells in Afghanistan: Central Asia Faces a Rising Terror Threat
Auteur : Amin Kawa
Média : 8AM.MEDIA (Hasht-e Subh Daily)
Date : 23 novembre 2025
Type : article d’analyse/reportage en ligne sur la sécurité régionale
Lien : https://8am.media/eng/sleeper-cells-in-afghanistan-central-asia-faces-a-rising-terror-threat/
2. The CIS Summit and Central Asia’s Afghan Challenge
Auteur : Aleksandar Ivanović
Organisation : Central Asia–Caucasus Analyst (CACI Analyst / American Foreign Policy Council)
Date de publication : 13 novembre 2025 (sommet tenu le 10 octobre 2025 à Douchanbé)
Type : article analytique de think tank
Lien : https://www.cacianalyst.org/publications/analytical-articles/item/13901-the-cis-summit-and-central-asias-afghan-challenge.html
3. Strengthening Borders, Securing Futures: A Critical Counter-Terrorism Summit in Dushanbe
Auteur : UNODC Regional Office for Central Asia
Institution : United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC)
Date : 29 novembre 2024 (conférence à Douchanbé, Tadjikistan)
Type : communiqué / article institutionnel sur un sommet antiterroriste régional
Lien : https://www.unodc.org/roca/en/NEWS/news_2024/december/strengthening-borders–securing-futures_-a-critical-counter-terrorism-summit-in-dushanbe.html
4. Strengthening Cross-Border Cooperation in Central Asia: Project Steering Committee Meeting Highlights Collaborative Efforts to Combat Drug Trafficking
Auteur : UNODC / Nations unies au Tadjikistan
Institution : United Nations Tajikistan – UNODC
Date : 21 octobre 2024 (réunion du comité de pilotage à Tachkent, Ouzbékistan)
Type : communiqué de presse sur la coopération frontalière et sécuritaire (drogues, criminalité, terrorisme)
Lien : https://tajikistan.un.org/en/281643-strengthening-cross-border-cooperation-central-asia-project-steering-committee-meeting
5. India, Central Asian nations hold key security dialogue in Bishkek; focus on terror, Afghanistan stability, emerging tech
Auteur : rédaction DD News
Média : DD News (Inde)
Date : 17 octobre 2025
Type : article d’actualité sur la 3e réunion des Conseillers à la sécurité nationale / secrétaires des conseils de sécurité (Inde + 4 États d’Asie centrale) à Bichkek
Lien : https://ddnews.gov.in/en/india-central-asian-nations-hold-key-security-dialogue-in-bishkek-focus-on-terror-afghanistan-stability-emerging-tech/
6. UNRCCA co-organizes Fifth Regional Conference on the Counter-Terrorism Early Warning Network for Central Asia
Auteur : Admin (News Central Asia – nCa)
Institution / Partenaires : UNRCCA (UN Regional Centre for Preventive Diplomacy for Central Asia) & UNOCT
Lieu et dates : 13–16 octobre 2025, Bakou, Azerbaïdjan
Type : article de compte-rendu d’une conférence régionale sur le réseau d’alerte précoce antiterroriste
Lien : https://www.newscentralasia.net/tag/unrcca/ (voir l’article daté du 20/10/2025)
7. Counter-Terrorism Early Warning Network for Central Asia – Evaluation Report
Auteur : évaluateurs externes / UNOCT
Institution : United Nations Office of Counter-Terrorism (UNOCT)
Date : 23 décembre 2024
Type : rapport d’évaluation du projet de réseau d’alerte précoce antiterroriste en Asie centrale
Lien : https://www.un.org/counterterrorism/sites/www.un.org.counterterrorism/files/ewn_evaluation_report_final.pdf










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