La Lettre 3 décembre 2025

La Lettre d’Afghanistan
3 décembre 2025 – N° 50

Punir un peuple pour un homme : un piège ancien qui revient hanter l’Afghanistan

Moins de quarante-huit heures après l’attaque de Washington qui a coûté la vie à la spécialiste Sarah Beckstrom, un mécanisme ancien s’est remis en marche : la faute d’un seul individu s’est muée en soupçon contre un peuple tout entier. Le suspect, Rahmanullah Lakanwal, ancien membre des « Zero Units » évacué en 2021, a été instantanément instrumentalisé pour transformer les réfugiés afghans en menace collective. Les réseaux sociaux se sont couverts d’injonctions à « les renvoyer tous », tandis que certains milieux politiques faisaient de ce tragique fait divers une démonstration de la « dangerosité » des Afghans. Peu importait que l’enquête soit encore en cours : la condamnation collective avait déjà commencé.

Cette logique n’a rien de nouveau. Comme le rappelle The Diplomat, les immigrés juifs arrivés aux États-Unis entre 1880 et 1924 ont traversé exactement les mêmes vagues de suspicion. À l’époque, la presse nativiste transformait chaque crime isolé en preuve d’une prétendue menace civilisationnelle. Les quotas d’immigration, les caricatures antisémites et les violences sociales s’alimentaient mutuellement. Le fait divers devenait arme politique. Le parallèle avec la situation actuelle des Afghans est frappant : un groupe vulnérable, fuyant une tyrannie, devient subitement l’objet d’une peur construite.

Pourtant, les données sont parfaitement claires. Les études du Migration Policy Institute, du Brennan Center ou encore de Stanford montrent que, depuis 150 ans, les immigrés sont moins susceptibles de commettre des crimes que les natifs américains. Les réfugiés, en particulier, présentent les taux de délinquance les plus faibles. Rien ne justifie donc la rhétorique d’une « vague criminelle afghane ». Mais dans les moments de tension politique, les faits pèsent peu face aux réflexes identitaires. C’est ainsi que de nombreuses familles afghanes évacuées en 2021 se sont retrouvées, du jour au lendemain, dans la crainte de voir leur existence remise en cause par un acte qu’elles n’ont pas commis.

C’est dans ce contexte que l’ancien vice-président Amrullah Saleh a publié un message simple, devenu viral : « Je suis Afghan. » Cette phrase s’adressait autant aux responsables américains — dont certains ont réagi en restreignant l’entrée des Afghans sur le territoire — qu’à la diaspora elle-même, tentée parfois de se distancier de son identité pour éviter la stigmatisation. Mais cette affirmation identitaire heurte une réalité plus profonde : l’Afghanistan porte en lui des fractures anciennes. Dire « je suis Afghan » n’efface pas les discriminations ethniques, ni les hiérarchies implicites qui relèguent encore les Hazara, les Tadjiks, les Ouzbeks ou les Sikhs à des positions subalternes. Lina Rozbih, poète et journaliste, le résume avec une lucidité douloureuse : « Je peux crier mille fois que je suis Afghane, la société ne me donnera jamais la place d’une Pachtoune. »

Cette tension intérieure se superpose aujourd’hui à la stigmatisation extérieure. Les Afghans en exil font face à un double combat : défendre leur dignité face aux caricatures occidentales, et affronter les discriminations héritées d’un système politique et social qui n’a jamais traité ses citoyens à égalité. Un peuple déjà fragmenté devient plus vulnérable encore lorsque la société d’accueil commence elle aussi à le regarder au prisme de la suspicion collective.

L’affaire Lakanwal révèle ainsi deux dangers convergents. Le premier est la tentation occidentale de punir un peuple entier pour les actes d’un seul homme. Le second est l’incapacité persistante de l’Afghanistan à construire une citoyenneté égalitaire, dans laquelle chaque individu, quelle que soit son origine, aurait la possibilité de devenir président de son pays sans être limité par son ethnie. Ces deux dynamiques, si elles se renforcent l’une l’autre, menacent aussi bien la démocratie américaine que l’avenir de la diaspora afghane.


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