Islamabad, l’ombre d’une stratégie perdue

 

Depuis plus de quarante ans, le Pakistan a fait de l’Afghanistan le pivot de sa doctrine sécuritaire. La fameuse « profondeur stratégique » — imaginée par l’armée et mise en œuvre par l’ISI — devait transformer Kaboul en arrière-cour docile, contenir l’Inde et offrir à Islamabad un rôle de médiateur incontournable dans le Grand Jeu régional. Quatre ans après le retour des Talibans au pouvoir, cette stratégie s’est transformée en piège. L’Afghanistan n’est pas un glacis protecteur, mais un sanctuaire de menaces armées qui frappent désormais au cœur même du Pakistan.

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L’effet boomerang des Talibans

La chute de Kaboul en août 2021 avait été saluée par une partie des élites pakistanaises comme une victoire stratégique. Après vingt ans d’occupation américaine, l’idée de retrouver un voisin contrôlé par les Talibans — mouvement historiquement façonné et soutenu par Islamabad — paraissait prometteuse. Mais ce calcul s’est révélé catastrophique.

Le retour des Talibans a galvanisé le Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), organisation jumelle de l’Emirat islamique. Libérés des prisons afghanes, équipés grâce aux stocks d’armes abandonnés par les Américains, ses combattants ont retrouvé cohésion et puissance de feu. Depuis, le Pakistan est redevenu le théâtre d’attentats-suicides, d’assassinats ciblés et d’embuscades sanglantes. En 2024, les attaques ont bondi de 70 % par rapport à l’année précédente, confirmant une tendance continue depuis 2021.

L’ironie est brutale : sous la République afghane, jamais Islamabad n’avait perçu Kaboul comme une menace existentielle. Aujourd’hui, avec un régime taliban supposément « allié », le danger vient directement de l’Afghanistan. Les Talibans afghans ferment les yeux sur l’activité du TTP, voire l’encouragent, sous prétexte de fraternité idéologique.

La sélectivité talibane : frapper l’EI-K, protéger le TTP

Les Talibans revendiquent une lutte acharnée contre l’État islamique du Khorasan (EI-K), dont ils redoutent les ambitions rivales. Mais face au TTP, leur attitude est diamétralement opposée : tolérance, complicité tacite, parfois même soutien logistique. Les deux mouvements partagent des décennies de fraternité de combat, un imaginaire jihadiste commun et une hostilité viscérale à l’État pakistanais.

Rompre avec le TTP reviendrait, pour les Talibans, à fracturer leur propre maison. Certains de leurs commandants pourraient rejoindre l’EI-K, d’autres retourner leurs armes contre Kaboul. Cette solidarité historique rend toute concession aux exigences d’Islamabad presque impossible.

Islamabad, la victime de son propre double jeu

Cette situation révèle l’épuisement d’une politique qui a toujours consisté à jouer sur deux tableaux. Pendant deux décennies, le Pakistan a soutenu à la fois la coalition occidentale et les Talibans, encaissant des milliards de dollars d’aide tout en maintenant l’insurrection en vie. En 2021, il a facilité les négociations de Doha et garanti, au nom des Talibans, que l’Afghanistan ne servirait pas de base arrière au terrorisme. Quatre ans plus tard, ces garanties se sont évaporées.

Le boomerang sécuritaire frappe aujourd’hui de plein fouet : le TTP mène une guerre ouverte, le Baloutchistan s’embrase, et même le Pendjab, cœur du pays, n’est plus épargné. Islamabad a perdu le contrôle d’un voisin qu’il croyait maîtriser.

Le double langage diplomatique

Conscient de ce désastre, le Pakistan tente de se repositionner. Le chef d’état-major multiplie les visites à Washington, cherchant à convaincre l’administration américaine de lui rendre sa centralité stratégique. En parallèle, Islamabad renforce ses liens avec Pékin et maintient des canaux étroits avec Kaboul. Ce jeu d’équilibriste vise à prouver que le Pakistan reste un acteur incontournable, capable d’ouvrir des portes aussi bien aux Talibans qu’à leurs opposants.

Mais derrière cette flexibilité se cache une duplicité. Islamabad ne peut ni rompre avec les Talibans, dont il a besoin pour le corridor économique sino-pakistanais (CPEC), ni accepter de voir son territoire livré au TTP. Il doit donc composer, menacer, cajoler, et surtout donner l’illusion qu’il explore d’autres alternatives.

La conférence d’Islamabad : un fiasco révélateur

C’est dans ce contexte qu’a été annoncée, en août 2025, une conférence intitulée « Vers l’unité et la confiance », censée rassembler figures de la société civile afghane, ONG et responsables pakistanais. Présentée comme un forum académique, elle devait en réalité envoyer un signal politique : si les Talibans ne coopéraient pas davantage, Islamabad pouvait donner une tribune à leurs opposants.

Mais l’événement a été reporté avant même son ouverture. Officiellement pour des raisons logistiques, officieusement à cause des menaces des Talibans et des calculs internes pakistanais. L’absence annoncée de figures majeures de la résistance, comme Ahmad Massoud et le Front national de résistance (NRF), avait déjà vidé la conférence de sa substance. Ceux qui ont accepté de s’y rendre apparaissaient divisés, opportunistes ou naïfs.

Ce report souligne l’ambiguïté de la manœuvre : Islamabad cherchait moins à offrir un vrai espace politique qu’à agiter une carte supplémentaire dans ses négociations avec Kaboul et à garantir des résultats dans l’intérêt unique du Pakistan. Les Talibans, furieux de voir des opposants invités sur le sol pakistanais, ont immédiatement adressé des menaces. Islamabad a reculé, révélant une fois encore l’impuissance de sa doctrine.

Le piège pour l’opposition afghane

La conférence a aussi exposé les fractures internes de l’opposition. Le NRF et l’AFF ont refusé d’y participer, dénonçant une mascarade organisée par le même État qui, hier encore, soutenait les Talibans. Leur boycott a confirmé une ligne claire : la légitimité de la résistance ne peut naître d’une tutelle pakistanaise.

En revanche, certains opposants ont accepté l’invitation, espérant gagner en visibilité ou en soutien. Leur présence, loin de renforcer la cause, l’a affaiblie, en donnant à Islamabad l’image d’un arbitre alors même qu’il reste partie prenante du problème. Entre naïveté et cupidité, cette dispersion a offert au Pakistan une victoire symbolique : celle de diviser un peu plus une opposition déjà fragile.

La comparaison avec Vienne

La différence avec le Processus de Vienne est frappante. Réuni en terrain neutre, ce forum avait permis d’articuler un projet politique fondé sur la démocratie, les droits humains et la représentativité. Il avait rassemblé des figures crédibles, envoyé un message d’unité et posé les jalons d’une alternative.

À l’inverse, Islamabad n’a offert que division et confusion. Loin de tracer une perspective, la conférence avortée a confirmé que le Pakistan n’a rien de concret à proposer : ni feuille de route, ni garanties, ni volonté réelle de soutenir une transition afghane. Elle a surtout montré que certains leaders exilés restent vulnérables aux manipulations régionales, prêts à se compromettre pour quelques promesses.

Un voisin piégé par sa propre doctrine

L’échec sécuritaire, la duplicité diplomatique et le fiasco de la conférence convergent vers une même vérité : la doctrine pakistanaise est en faillite. L’obsession de la profondeur stratégique, héritée de la guerre froide, ne correspond plus aux réalités d’aujourd’hui. Islamabad ne peut plus prétendre « gérer » l’Afghanistan. Il ne peut ni imposer sa volonté aux Talibans, ni trouver dans l’opposition une carte crédible à jouer.

Le résultat est paradoxal : Kaboul, malgré l’isolement, maintient un contrôle interne brutal et cohérent ; Islamabad, malgré ses réseaux, son armée et son appareil de renseignement, vacille face à une insurrection qui ronge son territoire.

Le véritable choix

La question n’est donc pas de savoir si le Pakistan cherche une alternative aux Talibans, mais s’il est prêt à abandonner une doctrine périmée. Tant qu’il persistera à instrumentaliser l’Afghanistan, il récoltera la violence. La stabilité ne viendra pas d’un forum manipulé, ni d’accords opaques avec Pékin ou Washington, mais d’un Afghanistan inclusif, représentatif, capable d’assurer ses propres équilibres.

Pour cela, il faut cesser de réduire les forces afghanes résistantes à des pions. Les mouvements de femmes, les partis politiques, la diaspora, les combattants anti-talibans portent l’avenir du pays. Les ignorer ou les manipuler, c’est condamner la région à un cycle infini d’insurrections.

Une leçon d’histoire

Trois fois, l’Afghanistan a échappé aux tentatives de domestication : face aux Soviétiques, face aux Américains, et aujourd’hui face au Pakistan. Chaque fois, le pays a rejeté l’ingérence, au prix de sa propre dévastation. La leçon est claire : l’Afghanistan ne peut être réduit à un pion géopolitique. Ceux qui s’y essaient finissent par s’y brûler.

Quatre ans après la chute de Kaboul, Islamabad est contraint de contempler ce miroir cruel : l’allié qu’il a façonné est devenu sa pire menace. Le piège qu’il a tendu s’est refermé sur lui. Et la conférence d’Islamabad, reportée avant même d’avoir eu lieu, restera le symbole de cette stratégie en ruine.



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