Diplomatie confisquée : Europe et ambassades d’Afghanistan
- Éviter les démarches auprès de postes tenus par les talibans quand une alternative existe
- Demander par écrit quelles données sont partagées avec des émissaires talibans (RGPD en UE)
- Se faire assister par des juristes/ONG avant tout contact consulaire risqué
- Documenter tout militantisme/menace pour renforcer son dossier d’asile
- Surveiller les annonces nationales d’expulsions/relocations
Depuis l’été 2024, un bouleversement discret mais lourd de conséquences s’opère dans les capitales européennes : les ambassades afghanes, jadis vitrines de la République, se ferment, se réinventent, ou tombent progressivement entre les mains de diplomates nommés par Kaboul. Derrière ce changement apparemment technique, se joue une question vitale pour des centaines de milliers de réfugiés afghans : leur sécurité juridique, leur dignité, parfois même leur vie.
Quand l’Europe ouvre ses portes aux émissaires talibans
En mars 2025, Oslo a fait figure de pionnière. La Norvège a rouvert l’ambassade d’Afghanistan fermée quelques mois plus tôt, mais cette fois sous le contrôle direct de diplomates désignés par les talibans. La façade a changé : disparition du sceau de la République, retrait des symboles de l’Afghanistan démocratique. En coulisse, le ministère norvégien des Affaires étrangères jure qu’il ne s’agit pas de reconnaissance politique, seulement de pragmatisme consulaire. Pourtant, pour les réfugiés, l’effet est immédiat : le guichet de Kaboul s’installe au cœur de l’Europe.
En Allemagne, ce sont deux envoyés talibans qui ont été autorisés, dès juillet 2025, à prendre place dans les missions diplomatiques de Berlin et Bonn. Officiellement, leur rôle se limite à l’identification des ressortissants destinés à l’expulsion. En réalité, leur simple présence légitime le pouvoir de l’Émirat islamique sur des milliers d’Afghans en situation précaire.
La Suisse a suivi : à Genève, quatre diplomates talibans ont été invités à « coopérer techniquement » avec les autorités pour délivrer des laissez-passer aux expulsés. Là encore, pas de transfert formel d’ambassade, mais une brèche : celle qui transforme un État refuge en partenaire actif de la machine répressive de Kaboul.
Quant à la Russie, elle a franchi le pas de la reconnaissance officielle dès le 3 juillet 2025. À Moscou, plus aucun doute : l’ambassade d’Afghanistan est désormais celle des talibans. Un symbole lourd, qui dépasse les seuls murs de la diplomatie et s’inscrit dans la stratégie de légitimation internationale du régime.
Fermetures en série et diplomatie fantôme
À l’opposé, d’autres pays européens ont préféré la fermeture sèche. Le Royaume-Uni a définitivement mis fin, en septembre 2024, à la mission diplomatique afghane. La Suède a suivi à l’automne, sommant le dernier représentant de la République de quitter Stockholm. La Norvège elle-même avait initialement fermé son ambassade avant de la rouvrir sous pavillon taliban.
Ces gestes de rupture ne règlent rien : dans la plupart des capitales, les ambassades continuent d’exister sous statut ambigu, ni totalement républicaines ni totalement talibanes. Bruxelles, Paris ou Vienne maintiennent des services réduits, parfois en lien indirect avec Kaboul pour valider des documents. Un entre-deux diplomatique qui fragilise les réfugiés, piégés entre des guichets qui ne parlent plus la langue de la République et des pays d’accueil qui externalisent leurs décisions vers l’Émirat islamique.
Les réfugiés afghans en première ligne
Pour les exilés, ces évolutions ne sont pas abstraites. Elles se traduisent par des risques immédiats et multiples.
D’abord, celui de l’exposition. Chaque démarche consulaire auprès d’une ambassade passée sous contrôle taliban — demande de passeport, de certificat de naissance, d’attestation — signifie transmettre à Kaboul ses données personnelles : biométrie, adresse, parcours. Autant d’informations qui peuvent être utilisées pour surveiller, intimider ou punir les familles restées en Afghanistan.
Ensuite, celui de l’expulsion. L’arrivée de diplomates talibans en Allemagne et en Suisse a pour objectif premier de débloquer les dossiers des sans-papiers. Sans laissez-passer délivré par Kaboul, aucune reconduite n’était possible. Désormais, le processus est enclenché : des vols d’expulsés ont déjà eu lieu depuis l’été 2025. D’autres suivront.
Enfin, celui du vide juridique. Depuis septembre 2024, Kaboul ne reconnaît plus les actes émis par les ambassades demeurées fidèles à la République. Résultat : un passeport délivré à Paris ou à Bruxelles n’est plus valable en Afghanistan, mais reste parfois la seule pièce exigée par les préfectures européennes. Un piège kafkaïen qui condamne les réfugiés à l’errance administrative.
Le grand marchandage européen
À Bruxelles comme à Berlin, les justifications se ressemblent : « Il ne s’agit pas de reconnaissance, seulement de coopération technique. » Mais derrière cette ligne de défense, se dessine un glissement plus profond. L’Europe, soucieuse de contrôler ses frontières et de réduire le nombre de demandeurs d’asile, accepte de traiter avec un régime qu’elle continue officiellement de condamner pour son apartheid de genre, ses exécutions sommaires et son soutien aux groupes terroristes.
Ce grand écart est dangereux. Il alimente la stratégie talibane : obtenir une légitimité de fait avant la reconnaissance de droit. Chaque visa délivré, chaque laissez-passer signé dans une capitale européenne renforce le pouvoir de l’Émirat islamique. Et chaque Afghan expulsé renvoie un message glaçant : l’Europe, qui a tant promis de ne pas abandonner l’Afghanistan, préfère aujourd’hui sous-traiter ses réfugiés au bourreau qu’ils ont fui.
Une responsabilité morale et politique
La question des ambassades n’est pas une querelle de drapeaux, mais une bataille pour la survie des Afghans en exil. En acceptant les diplomates de Kaboul, l’Europe prend le risque de livrer à la terreur des hommes et des femmes qui ont cru en sa protection. En fermant les ambassades, elle condamne d’autres à l’errance administrative et au soupçon.
Le dilemme est réel, mais il exige une ligne claire. Si l’Europe veut être fidèle à ses valeurs, elle ne peut pas, d’un côté, dénoncer les crimes talibans à Kaboul et, de l’autre, inviter leurs émissaires à Berlin ou Genève. Elle ne peut pas prétendre défendre les droits des femmes afghanes et, dans le même temps, faciliter leur expulsion vers un pays où elles sont réduites à l’invisibilité.
À l’heure où Kaboul cherche par tous les moyens à normaliser son pouvoir, l’Europe doit se souvenir qu’un guichet consulaire n’est jamais neutre. C’est un avant-poste de souveraineté. Ouvrir la porte à l’Émirat islamique, même pour une signature, c’est déjà lui céder du terrain. Et ce terrain, ce sont les réfugiés afghans qui en paient le prix.
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